Fabienne Goux-Baudiment est Directeur de Progective et fut présidente de la WFSF de 2005 à 2009. C’est donc en experte avertie qu’elle nous a fait partagé avec talent son expertise de prospectiviste adaptée aux organisations, avec une question principale : comment passer de la prospective stratégique à la prospective managériale ?

Pour comprendre la prospective telle que nous l’utilisons aujourd’hui, un retour au concept et à ses origines s’avèrent fort enrichissant.

Il s’agit en effet de comprendre que la prospective n’est en rien une invention managériale contemporaine, mais que cette discipline, en tant que méthode de base au service des organisations et des gouvernements pour l’aide à la décision, remonte aux années qui ont suivies la seconde guerre mondiale. Si deux approches se sont distinguées, d’une part l’approche prédictive développée aux USA visant à identifier ce qu’allait être réellement l’avenir, d’autre part, l’approche des pays latins, au premier rang desquels la France, formalisée par Gaston Berger dès 1955, tournée vers la notion de définir comment influencer l’avenir, on peut considérer que cette seconde approche à la ‘française’ est devenu à ce jour le courant dominant dans le monde. (de chercher à prévoir l’avenir a de tout temps existé : ( La prospective est-elle une notion contemporaine et que recouvre concrètement ce   terme ?) et n’est en rien figée. Elle évolue au gré de l’évolution des sociétés et des modes de pensées. )

La prospective contemporaine s’est ainsi enrichit des approches qui l’on précédées.

A cet égard, la théorie générale de la prospective a été marqué par quatre grandes générations: la prospective originelle, issue de Gaston Berger, marquée par l’esprit du XIXème, qui fut influencée par les savants, et qui concernait une approche très pluridisciplinaire à forte dimension philosophique et publique; la prospective classique, marquée par l’esprit techniciste, à dimension industrielle et stratégique; puis, après une traversée du désert, et une transition dans les années 1980-90 d’une prospective historiquement générale à une prospective à dimension opérationnelle, marquée par l’esprit pragmatique, la prospective managériale, territoriale puis la prospective globale que nous connaissons aujourd’hui se sont tour à tour développées, se nourrissant des sciences politiques, des apports de la sociologie, des sciences de l’éducation et des sciences du territoire. On le voit, la prospective n’est en rien une discipline figée, mais elle évolue au contraire au gré des évolutions sociétales et des grands courants de pensées.

La prospective contemporaine s’élabore à partir de trois fondamentaux.

Tout d’abord, une phase de diagnostique systémique et dynamique à la fois du passé et du présent permettant de comprendre de quoi l’on parle; puis une phase exploratoire des futurs possibles et des futurs souhaitables à partir d’une problématisation et visant à imaginer un futur qui  n’existe  pas encore, laquelle donne alors naissance à la phase de proposition, collective, destinée à élaborer des recommandations et des orientations à destination des décideurs.

La prospective est affaire de pluriels.

On le voit, la prospective, en tant que discipline, ne s’intéresse pas uniquement au futur, mais à également besoin de s’intéresser au passé et au présent. Plus encore, nous savons savent fort bien que la prospective est une affaire de pluriels en ce sens qu’il n’existe pas simplement des futurs possibles, mais qu’il existe tout autant non pas un passé et un présent objectif, mais bien des passés et des présents subjectifs! A cet égard, et dans la mesure où il n’existe pas un mais  des passés,  donc, des histoires relatives, la prospective s’est tournée vers l’origine de notre socle, considéré comme constant et permanent, à travers ce que l’on nomme la macro-histoire, dont nous reviendrons plus loin. Par ailleurs, si définir des futurs probables est en soit intéressant, il n’en demeure pas moins vrai que le futur ne se produit jamais tel qu’imaginé, étant lui-même affecté par les changements qui s’opèrent dans l’ espace de la temporalité ‘présent-futur’ et que seul un tendanciel peut à cet égard être envisagé. Heureusement, la prospective ‘à la française’, plutôt que de s’évertuer à définir précisément  l’avenir, contourne ce problème  à partir  de la question : qu’est-ce  que     nous  voulons

construire demain ? Quel avenir désirons-nous créer ? Tout n’est pas totalement simple pour autant puisque dès lors que l’on pose son regard sur le futur, force est de constater que l’on change également notre regard dessus et qu’il n’est en rien figé, mais bien … évolutif ! Aussi s’agit-il au quotidien de mettre l’entreprise en posture d’atteindre son objectif.

La prospective est une que discipline globale.

Pour se faire, et parce qu’elle est une discipline à part entière, la prospective dispose de sa propre boîte à outils, qui est la même au niveau international : les exploratives prédictives (qui regroupent la prévision, la méthode Deplhi), les exploratoires, les normatives parmi lesquelles les roadmaps, les intégratives utilisant notamment la méthode des scénarios, et les transformatives, les plus actuelles, à dimension anthropologique et systémique.

Dans la mesure où la prospective stratégique, qui vise, nous l’avons vu, à créer un futur souhaité, n’a d’intérêt que lorsqu’il se traduit dans les faits, la question suivante vise à savoir comment accompagner le changement, en d’autres termes, en quoi consiste la prospective managériale ? Ou, plus concrètement, où est la part de l’humain dans la prospective, soulevant par-là même la notion de la création d’un nouveau capital humain ?

La prospective managériale au service du futur souhaité dans un monde en rupture.

La complexité ne concerne pas uniquement la prospective stratégique, mais elle  est  a également toute sa part au niveau de la prospective managériale. Pourquoi ? Déjà et tout simplement par le simple fait que l’être humain n’est pas un stock, mais un flux ! En l’occurrence, l’homme change et n’est pas constant.

Il s’agit alors de prendre conscience que, si ce fait a toujours été valide, nous vivons actuellement un changement profond de notre histoire, de l’ordre du civilisationnel. Dans cette transformation que nous vivons, et qui touche évidemment de plus fouet la prospective, il est important de voir ce que cette transition touche fondamentalement : si nous sommes passés d’une civilisation de l’oralité au cours des 5000 premières années avant J.C., avec la transmission des mythes, nous sommes ensuite passés jusqu’à une époque très proche à une civilisation de l’écrit, laquelle nous avait permis d’être la plus adaptée pour capitaliser notre savoir technique et d’expliciter cette connaissance, et enfin, nous vivons aujourd’hui une nouvelle rupture toute aussi fondamentale. Nous pouvons en effet affirmer que notre civilisation quitte l’ère de l’écrit et que nous faisons face à des niveaux de complexité probablement jamais égalés et qui explique que nos moyens actuels, telle l’écriture, ne sont plus adaptés. Nous passons d’une approche analytique à une approche synthétique.

Cette évolution extrêmement rapide, et où chaque instant offre une multitude de nouveaux possibles, oblige bien évidemment les organisations à s’adapter. Les procédures actuelles ne suffisent plus. Il s’agit en particulier d’aider les dirigeants à être en  mesure  de  développer  trois  aptitudes nécessaires afin que l’entreprise survive: minimiser les risques, aller vite, trouver des solutions face à des problèmes de plus en plus nombreux. En particulier, il s’avère nécessaire pour eux de développer un certain nombre d’aptitudes, non aussi vitales hier : développer une vision du monde, être capable d’ordonnancer ces éléments afin de leur donner du sens, et développer la fonction d’autorité, indispensable pour se donner les moyens d’aller là où ils veulent aller et transmettre cela à leurs salariés.

On le voit également, afin de rendre possible le changement, il faudra s’y prendre différemment d’hier. Pourquoi ? tout simplement parce que l’individu a changé : il est devenu blasé, son esprit est essentiellement négatif, surtout en France, il refuse de manière de plus en plus marquée toute notion d’autorité hiérarchique, et, les meilleurs quittent facilement leur entreprise pour une autre. Si l’on a essayé de trouver des solutions, en particulier pour retenir les meilleurs, notamment à travers un système de récompenses, on voit que l’apparition d’une crise, telle celle connue en 1999 ou celle que nous rencontrons aujourd’hui, fait que ce système est alors remis en cause.

Que faire alors ? S’il existe des imaginaires de solutions, tel le développement de ce que nous appelons le capital humain, nous devons nous intéresser aux grands mouvements qui affectent l’être humain : le vieillissement de la population, l’accélération du temps à travers ce que nous appelons l’hyperprésent,  l’individualisme,  le  refus  grandissant  des  responsabilités  au  niveau  des     jeunes

générations ou encore l’émergence du ‘nous’ (le ‘nous’ des communautés, à l’instar des réseaux sociaux virtuels ou des autorités collectives mondiales comme la pensée écologique). Les implications au niveau des organisations concernent alors tant la gouvernance, que la difficulté pour l’individu de s’adapter à l’accélération du changement technologique dans son quotidien professionnel que la gestion des comportements, qu’il s’agisse du stress, des déviances que de nouvelles formes sociétales, hier atypiques mais aujourd’hui largement répandues, telle que la monoparentalité.

Savoir se préparer à l’inconnu du futur.

Comment, dans un tel contexte, pouvons-nous nous préparer à l’inconnu ? De nombreuses questions se posent : y a-t-il une nouvelle carte mondiale en train de se dessiner, tant en termes de population que de nouvelles richesses ? Quelle va être l’ampleur des nouvelles percées technologiques sur les modèles à peine installés et sur nos comportements ? La valeur travail qui était hier une des valeurs fondamentales de l’être humain semble en train de s’étioler au profit d’une simple valeur d’ajustement: quelle sera la profondeur de ce mouvement ? Et que dire du ‘digital dark age’ ?

Pour se préparer à l’inconnu, nous devons penser en terme de processus. Pour cela, il nous est essentiel de renforcer, sinon de développer un nouvel état d’esprit tourné vers la constante remise en cause des acquis, la capacité de penser l’impensable, de penser en terme 1+1=3, c’est-à-dire en termes d’innovation, d’être ouvert sur le monde, de prendre conscience que nous ne sommes pas capables de comprendre d’un point de vue rationnel la totalité du réel, et, aussi, de penser en termes positifs.

Se préparer à l’inconnu, c’est également penser en termes de structures. Un regard sur la macro- histoire nous rappelle qu’il existe des processus indispensables à respecter, car consubstantiels à l’être humain : la reproduction, la réponse à un stimuli, l’adaptation, la croissance, l’énergie, l’organisation et la régulation. Ces processus sont en effet tout aussi présents dans notre société, notre économie ou l’univers politique et devront tout autant continuer à l’être demain.

Un autre point d’éclairage pour s’y préparer nous vient des quatre principaux structurants de l’évolution : qu’il s’agisse de ceux développés principalement au cours de notre histoire récente, à savoir l’adaptation et le progrès, ou de ceux qui vont probablement continuer de croître, tels  la curiosité ou la recherche du bonheur.

Face à cela, nous disposons heureusement de quelques marges de manoeuvre pour accompagner le changement. En effet, la prospective managériale permet l’accompagnement du ‘changement subi’ grâce à la prospective explorative, elle facilite le ‘changement choisi’ grâce à la prospective normative, elle prépare aux ‘changements anticipés’ grâce à la prospective exploratoire. Il s’agit de prendre conscience que le capital humain est la clé du changement. L’adaptation est un processus dynamique qui se fera à partir d’un ajustement des vitesses de transformation entre les organisations et les individus. Il s’agira aussi par exemple de penser à casser la routine chez les collaborateurs, sous peine de les rendre inadaptables au changement. S’il n’y a pas de recettes toute faites, il s’agit au moins de comprendre que ces adaptations devront se faire en fonction des spécificités de chaque entreprise, de leur culture, de leurs salariés, de leurs ressources, et, bien entendu, de là où elles désirent se rendre.

Par ailleurs, en période tourmentée, il est toujours utile de repenser aux fondamentaux. Par exemple, le knowledge management ou comment gérer la connaissance – et pas simplement les informations- au sein de l’entreprise, les échanges transversaux ou le développement de l’intelligence collective, la pensée systémique, l’approche holistique et les schémas heuristiques, la confiance et, pourquoi pas,  la promotion d’une autre éducation, en particulier face à ce que nous nommons la ‘alien generation’.

Sylvie Audibert.