Allons-nous vers une déconnexion revenu/travail ?

Retour sur la journée exploratoire du 23 avril 2015

Christine Afriat

Vice-présidente de la SFdP

Introduction

Tout comme la machine à vapeur a changé le monde du XVIIIème siècle ou l’électricité celui du XIXème siècle, l’évolution technologique va entraîner des évolutions majeures dans le monde du XXIème siècle. L’élément nouveau, c’est qu’il ne s’agit plus d’une seule technologie de rupture, mais d’un faisceau d’innovations que sont les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (NBIC). Chaque spécialité emprunte aux autres. C’est cette interpénétration des technologies entre elles qui crée le mouvement exponentiel.

L’industrie est également à la veille d’une autre révolution, liée au progrès de l’intelligence artificielle et qui se traduit par la fusion entre le monde réel et le monde virtuel au sein de ce que les experts nomment les Cyber Physical Systems (CPS). On assiste à la transformation de l’ensemble du processus de production dans une chaîne numérique qui intègre la production, le stockage, le marketing, la distribution et le service. Il s’agit d’assembler des micro-ordinateurs embarqués, puissants et autonomes, mis en réseaux les uns avec les autres et connectés à Internet, dont la puissance autorise aujourd’hui la connexion des ressources, de l’information et des hommes.

Toute rupture technologique modifie en profondeur la nature du travail. L’automatisation et la robotisation d’un nombre de plus en plus importants de tâches, y compris celles que l’on croyait préserver, va provoquer un bouleversement majeur donc on peine aujourd’hui à mesurer l’ampleur.

Bouleversement majeur dont les impacts sont transversaux, avec des changements qui concernent aussi bien l’industrie que les services, le bâtiment ou l’agriculture que l’accès à la connaissance, l’expression culturelle ou la santé. Selon une étude de l’université d’Oxford, 47 % des emplois américains décrits dans les nomenclatures professionnelles traditionnelles (soit environ 702 professions analysées) sont susceptibles d’être remplacées par des machines, des formes d’automatisation logicielles ou robotiques. Pour les auteurs, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne[1], cette évolution devrait se faire en deux temps, la première touchant principalement le secteur des transports et de la logistique, les emplois de bureau et d’administration et les fonctions de production. Puis, dans un second temps, l’automatisation devrait toucher des emplois dans les services, dans la vente et la construction notamment, du fait du développement de robots et logiciels capables de créativité et d’intelligence sociale. Pour les chercheurs, l’informatisation devrait surtout porter sur des emplois peu qualifiés. Ces derniers concluent leur réflexion en expliquant que les employés peu qualifiés et les professions à bas salaires, qui devraient être les plus touchées, devront être réaffectés à des tâches qui ne sont pas sensibles à l’informatisation, comme celles nécessitant de l’intelligence créative et sociale, compétences qu’ils devront acquérir, rejoignant par là les conclusions d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee publiées dans leur livre « Le second âge des machines ». Appliquant une méthodologie similaire, le think tank Bruegel estime à 54 % l’impact sur les emplois européens. Dans l’ensemble ces travaux mettent en avant que les métiers comme ceux financiers, juridiques ou encore de la communication vont également être impactés par l’évolution du progrès technique.

Avec le numérique, de nouveaux emplois apparaissent et, plus profondément, la notion même d’emploi se transforme. On peut aujourd’hui être tour à tour entrepreneur, salarié, expert indépendant, étudiant. On peut occuper simultanément plusieurs de ces statuts.

L’équation « progrès technique = plus d’emplois » serait-elle désormais fausse ? L’accent mis sur l’innovation pour sortir de la crise serait-il contreproductif ? A l’heure où les économistes se mettent à douter du retour de la croissance et à questionner la capacité de l’innovation technologique à créer emploi et prospérité, quelle est la capacité de la société à se réformer en protégeant son modèle social ?

La journée exploratoire de la Société française de prospective, qui s’est tenue le 23 avril 2015, était consacrée aux conséquences de la transformation de la notion même de travail sur le lien revenu-travail. Pour bien identifier ce qui se joue dans ce domaine, trois grands temps ont été mobilisés. Celui de « Comprendre », phase de diagnostic permettant de revenir sur les évolutions du passé, de dessiner le paysage, d’identifier les éléments de contexte qui interviennent sur l’évolution du progrès technique, le travail et le revenu. Le second est celui d’« Anticiper », phase d’exploration des facteurs de changement déterminants des ruptures et d’esquisse des alternatives possibles. Enfin, le troisième est celui de « Proposer », phase de l’action. Autant de pistes à suggérer pour retrouver une capacité de la société à se réformer en protégeant son modèle social.

I – Le temps de la compréhension

Le premier temps de la réflexion s’est consacré au diagnostic afin de comprendre le présent comme les évolutions du passé. Pour cela, les concepts de progrès technique, du travail et les nouveaux modèles économiques ont été mobilisés.

  • L’entrée dans l’ère du numérique – Françoise Colaitis – Cap Digital

Il est important de dessiner le paysage, d’identifier les éléments de contexte qui caractérisent la révolution du numérique et dont l’impact va être structurant sur l’évolution de notre société. Françoise Colaitis a présenté les quatre principaux piliers de la transformation numérique.

La dématérialisation : le passage au numérique, amorcé avec la numérisation des médias, de l’information, s’étend à tout ce qui peut être potentiellement dématérialisé, à toute fonction potentiellement remplaçable par un logiciel qui va s’exécuter sur un ordinateur ou un smartphone. Etape ultime, la numérisation des connaissances, via l’intelligence artificielle et des algorithmes qui peuvent rivaliser avec un expert humain dans des opérations de diagnostic par exemple.

La connectivité : tout communique avec tout dans des proportions inédites, les personnes entre elles, individuellement ou dans des communautés sociales, les objets avec les individus, les objets avec d’autres objets, des objets qui « augmentent » les capacités du corps humain à interagir avec d’autres objets ou avec des humains … Notre monde est un réseau. Nous entrons dans l’ère de l’hybridation entre le réel et le virtuel.

La désintermédiation des acteurs traditionnels : lorsque toute information, tout contenu, toute connaissance est numérisé et accessible en réseau, les organisations économiques en « silos » (depuis le producteur d’un bien ou service, le distributeur, le consommateur) sont systématiquement déstabilisées par de nouveaux entrants qui viennent s’intercaler dans cette chaîne, avec une proposition de valeur basée sur une vision transverse : comparaison ou agrégation des offres, choix des meilleurs prix, proposition d’offres complémentaires, places de marché. L’économie numérique est une économie de plateforme, dominée par quelques géants mondiaux (les GAFA)[2], dans laquelle le logiciel est au cœur d’un nouveau partage de la valeur, et qui pousse ses ramifications dans des directions multiples (transformation des objets possédés en support de services partagés, travail gratuit des individus, transformation du temps en monnaie d’échange…).

Les données massives : elles irriguent l’économie numérique. Aujourd’hui, tout ce qu’on fait dans la vie ou presque génère une donnée. Ce phénomène est en train de s’amplifier avec l’utilisation massive de la géolocalisation, l’explosion des réseaux sociaux, l’arrivée massive des objets connectés. Les données générées par chaque utilisateur sont collectées, analysées et monétisées. Toutes les fonctions des entreprises sont impactées : R&D, marketing, communication, service d’information, ressources humaines, service après-vente, logistique, distribution, et enfin l’axe central que constitue la relation client. Mais si toutes les entreprises entrent ou vont entrer dans l’ère du big data, ce sont dans des secteurs très emblématiques comme la médecine par exemple, que les avancées sont les plus spectaculaires. L’ère du big data y signifie l’ère d’une médecine personnalisée, utilisant le décodage rapide du génome humain, de plus en plus prédictive.

L’ère du numérique implique de questionner son modèle économique, dans un environnement par définition mouvant. En effet, à l’ère de l’économie numérique, les ruptures proviennent tout autant de la capacité à trouver un nouveau modèle économique que de l’innovation technologique. Cette dynamique d’une économie de la donnée semble ne pas avoir d’autres limites que celles que les individus ou citoyens voudront marquer, dans leur inquiétude face au risque d’une surveillance généralisée. Au-delà des aspects de performance économique et de capacité d’innovation, la transformation s’appuie sur le terreau d’une nouvelle culture numérique de l’entreprise, basée sur l’empowerment des collaborateurs, sur les circuits d’information, de communication, de décision qui laissent la part à la transversalité, à l’initiative et la créativité des individus et des groupes[3].

Nous assistons au passage d’une économie de la propriété de biens matériels à une économie d’usage. Jérémy Rifkin en avait décrit les contours dès 2005 dans son ouvrage « L’Age de l’Accès » [4]. Le service devient aussi important que la notion de propriété. L’automobile, marqueur social par excellence, est ainsi de moins en moins considérée comme un bien de consommation spécial mais comme un simple outil à la mobilité.

  • La signification du travail – Patricia Vendramin – Université de Louvain[5]

Le concept de travail est polysémique et, comme de nombreuses notions, il a pris des significations extrêmement différentes selon les époques. Comme l’affirme Dominique Méda[6], loin d’être une catégorie anthropologique, un invariant qui aurait subsisté avec tous ses attributs inchangés à travers des siècles, le travail est le résultat d’une histoire.

Le monde grec avait une vision négative du travail, activité nécessaire à la survie de l’homme mais dénuée de toute dignité sociale, réservée aux femmes et aux esclaves. Le travail, c’est l’ensemble des efforts nécessaires pour simplement reproduire la force physique, pour pourvoir aux besoins de la vie. Le travail n’est pas envisagé, dans la perspective du producteur, comme l’expression d’un même effort humain créateur de la vie sociale[7].

La valorisation du travail va de pair avec la croyance qu’il est une activité essentielle de l’homme et une source essentielle de lien social. Trois grandes significations vont contribuer à constituer note conception moderne du travail[8].

La première signification est celle des économistes du XVIIIème siècle qui définissent le travail comme un facteur de production procurant un revenu. Pour Adam Smith, le travail est ce qui crée de la valeur[9]. Le travail est non seulement l’activité qui permet de fabriquer la production nationale mais il est également l’élément qui fonde la stabilité de l’ordre social. Le travail est la médiation qui permet à l’homme de transformer la nature et de se transformer lui-même. Cependant, le travail n’est pas valorisé. Il reste synonyme de peine, d’effort, de sacrifice. Au XVIIIème siècle, le travail est ce qui produit de la richesse, marchandise que chacun doit pouvoir vendre comme il l’entend à travers des contrats librement consentis.

La deuxième signification, au XIXème siècle, identifie le travail comme une activité humaine qui permet à l’homme de s’exprimer et de transformer le monde. Le travail est l’essence de l’homme pour Karl Marx et Georg Wilhem Friedrich Hegel ; c’est-à-dire une activité créatrice de l’homme qui lui permet d’aménager le monde et de le transformer. C’est l’épanouissement de soi et le moyen de développement de toutes les facultés humaines.

La dernière signification est celle de la fin du XIXème siècle où le travail devient un système de distribution de revenus, de droits et de protections. Il correspond au développement de la société salariale. Le lien salarial devient le lien où s’ancrent les différents droits : droit du travail, droit à la protection sociale, droit à consommer. L’Etat a la responsabilité de garantir la croissance et de promouvoir le plein emploi, c’est-à-dire donner la possibilité à tous d’avoir accès aux richesses produites.

Travail facteur de production, travail essence de l’homme, travail pivot de la distribution des revenus, ces différentes dimensions inhérentes au concept de travail coexistent aujourd’hui tant bien que mal et constituent les supports des perceptions et du vécu des individus dans leur vie. Si le travail demeure un élément de stucturation tant au niveau individuel que collectif, ses contours se brouillent et ses conditions d’exercice se dégradent dans certains secteurs. La redéfinition de sa place dans la société et son rôle au sein de la collectivité s’imposent.

  • Des attentes posées sur le travail – Philippe Lazzorotto – Lab Jeune d’Astrées

Philippe Lazzorotto a présenté les résultats d’une récente enquête d’Astrées auprès de jeunes de moins de 30 ans sur ce que représente pour eux le travail et leurs possibles engagements professionnels et sociaux. Cette interrogation des rapports de la jeunesse au travail est très importante car elle croise la crise profonde du travail. A côté de cette enquête, Astrées, en s’inspirant du Petit Prince de Saint Exupéry, a imaginé, avec plusieurs groupes de jeunes et de moins jeunes, un « mouton » d’un genre nouveau, « L’entreprise de demain »[10]. Préoccupation principale, la jeunesse    a-t-elle changé au point que ses comportements pourraient être caractérisés par des marqueurs spécifiques à notre époque et distinctifs des époques précédentes ?[11]

Le travail n’a que très rarement été envisagé par les jeunes sondés comme une activité unipersonnelle. Au contraire, la notion de « collectif » est ressortie dans de très nombreux moutons, qu’elle concerne les relations managers-managés ou les équipes de travail.

Pour les trois quarts des jeunes qui ont répondu, un bon travail est synonyme d’ambiance agréable et de quête de sens. Les jeunes affirment qu’ils ont besoin de s’impliquer dans leurs missions et de partager les valeurs de l’entreprise si elles correspondent à ce qu’ils croient. L’engagement au travail est considéré comme un facteur d’accomplissement personnel. Beaucoup disent que l’engagement devrait se réaliser autour d’un projet mais également sur la base de valeurs. Si certains annoncent que leur investissement dans l’entreprise est peu important, il faut rapprocher cette affirmation au contexte du marché du travail, marqué par la montée de la précarité et le caractère temporaire des missions.

Les jeunes désirent une meilleure gestion du temps de travail et dénoncent la confusion de plus en plus prégnante entre vie privée et vie professionnelle. Le développement du télétravail, et l’utilisation de plus en plus systématique des outils numériques, vient renforcer ce sentiment en établissant une relation quasi permanente entre le salarié et l’entreprise et en allongeant les horaires de travail. Tous prônent donc un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Les jeunes se voient travailler au sein d’une grande entreprise dont l’organisation est comparable à celle d’une PME, là ou personne n’est anonyme. Ainsi, les relations salariés-managers ont fait l’objet de nombreux commentaires de la part des jeunes. Tous s’accordent sur le fait qu’un bon manager doit savoir décider, coordonner et animer. Une tâche qui semble s’avérer délicate dans la pratique puisque le manque de reconnaissance, d’encouragement, de soutien ou d’autonomie est une critique souvent formulée par les jeunes rencontrés. Ces derniers peuvent aussi regretter un certain manque de proximité de leur hiérarchie, la fixation d’objectifs trop ambitieux ou l’existence d’injonctions paradoxales. Ils privilégient l’écoute individualisée des salariés et la « bienveillance » au travail, en dédiant un temps au soutien individuel, aux encouragements et à la reconnaissance, en suscitant la collaboration entre les individus. Pour certains jeunes, le management doit favoriser l’expression des passions des salariés. Tous semblent faire du renforcement du lien social un objectif premier de l’entreprise de demain. Et pour y parvenir, les jeunes misent sur une évolution du cadre de travail perçu comme trop strict et sur le renforcement des relations informelles entre membres d’une même structure.

Quant à la rémunération, certains jeunes rejettent le système de prime à la performance et regrettent que la rémunération soit trop souvent fonction du poste plutôt que des compétences détenues. Il est intéressant de noter la proposition qui consiste à remplacer les compensations ou les jours de récupération dûs au titre d’heures supplémentaires par un système de points échangeables contre des services.

Les jeunes répondent également que leur vision de l’avenir ne s’arrête pas au seul investissement professionnel car ils sont prêts à participer à des actions de bénévolat associatif, à des manifestations ou pétitions et au partage sur les réseaux sociaux pour défendre une grande cause.

Les enseignements de cette enquête mettent-ils en évidence les grands traits d’une signification contemporaire du travail ? Pour répondre à cette interrogation, il est intéressant de mobiliser les données d’enquêtes internationales abordant la question du rapport au travail[12].

L’un des résultats majeurs de ces enquêtes est que le travail occupe une place centrale dans la vie des Européens. Les variations entre pays sont sensibles : 40 % des Danois, Britanniques et Hollandais considèrent que le travail est important. A l’inverse plus de 70 % des Polonais, Maltais, Roumains, Lettons et Français déclarent que le travail est très important.

Place importante dans la vie des individus, mais ces derniers ont une perception de ce concept qui évolue. Patricia Vendramin relève un premier trait qui concerne une vision des relations sociales, jugées essentielles dans l’évaluation d’un travail de qualité. En effet, les enquêtes internationales confirment la valeur accordée par les individus à la dimension sociale du travail, à l’importance d’une bonne ambiance de travail et de relations de qualité avec les collègues et la hiérarchie. Le groupe de travail, les personnes avec lesquelles on travaille ont plus d’importance que l’appartenance à un groupe professionnel.

Le second trait est le refus d’une place hégémonique accordée au travail et le souhait de pouvoir mener de front des projets dans divers domaines, dans la logique d’une identité plurielle. Le travail reste important mais il n’est plus la seule composante de la construction identitaire et de l’équilibre existentiel qui compte aussi la famille, les amis, les loisirs, la vie sociale, l’engagement militant. L’équilibre travail-famille est ainsi devenu une dimension importante. A l’hégémonie de la valeur travail, succède le refus d’une disponibilité extensible à l’entreprise.

Pour Dominique Méda[13], les Européens ne considèrent pas que le travail soit simplement un moyen de gagner sa vie, même si les éléments extrinsèques de l’emploi (qualité de l’emploi, salaire, sécurité de l’emploi…) sont jugés encore très importants. L’ambiance de travail constitue également un facteur jugé essentiel. Dans certains pays, cette dernière est considérée comme plus importante que le salaire.

On assiste en outre à la montée des attentes concernant les dimensions intrinsèques, post-matérialistes du travail (réalisation de soi, expression de soi, relations aux autres). A côté  de la dimension instrumentale, les dimensions sociale et symbolique du travail montent. La dimension sociale concerne l’importance des relations humaines au travail et la dimension symbolique touche aux possibilités de développement personnel, à la capacité de s’épanouir et de s’exprimer dans son activité.

Les attentes des jeunes ne sont pas différentes de celles des autres tranches d’âge mais elles sont plus intenses : les jeunes souhaitent plus que les autres un travail dans lequel on gagne bien sa vie, qui permet de s’épanouir et où l’ambiance est bonne.

II – Le temps de l’anticipation

Ce deuxième temps qui est celui de l’exploration des facteurs de changement et l’esquisse d’alternatives possibles a tenté d’apporter des réponses afin de repenser la place de l’individu au travail dans une société du numérique. Il s’agissait de comprendre en quoi le numérique est à la fois une cause et une solution à la crise du travail que l’on connaît .

Si aujourd’hui, le travail structure l’accès à la rémunération et à un ensemble de droits sociaux, c’est aussi un facteur de socialisation et d’épanouissement personnel. Et demain ? Comment le travail va-t-il évoluer ? Trouvera-t-il une nouvelle noblesse ou bien occupera-t-il l’espace laissé vide par les machines ? Comment caractériser l’évolution technologique que nous connaissons à présent ? Quels rapports sociaux vont en découler ? Comment caractériser cette nouvelle économie que l’entrée dans l’ère du numérique amène ? Vincent Loprhelin – Institut de l’Iconomie, Edwin Mootoosany – Oui Share, et Amandine Brugière – FIng ont apporté à ces interrogations des éléments de réponse.

Que se passe-t-il avec le numérique ?

Pour Vincent Lorphelin, la première révolution industrielle s’est caractérisée par une révolution technologique et une révolution des usages. Ainsi, le moteur à explosion caractérise la révolution technologique et l’automobile la révolution d’usage. Ces deux phases correspondent à peu près au cycle de Schumpeter de « destruction créative ». Dans un premier temps, la phase technologique, dont la conséquence est la mécanisation, entraîne une destruction de beaucoup d’emplois puis, après une période de transition, l’économie mécanisée recrée de l’emploi. Cette phase correspond à la révolution des usages qui entraîne une redynamisation du secteur économique.

Pour Edwin Mootoosany, s’il est intéressant de revisiter la thèse de Schumpeter avec les deux phases de la « destruction créative », il faut également s’appuyer sur les travaux de Kenneth Roder, professeur à Havard, qui parle d’ « Innovation Gap » pour comprendre ce qui se joue avec l’avènement du numérique. L’ « innovation Gap » est la différence entre l’évolution de la productivité et la création d’emplois ; c’est le moment où les deux se dissocient. En fait, dans l’histoire, cette dissociation a déjà eu lieu plusieurs fois mais il y avait toujours un moment où les deux courbes se rejoignaient.

Que se passe-t-il avec le numérique ? Dans un premier temps, on constate que le numérique détruit de l’emploi, comme l’annoncent les travaux de Rolland Berger qui estime que d’ici 2025, l’économie française va perdre trois millions d’emplois[14]. Destruction d’emplois qui est la conséquence de l’optimisation et de la rationalisation des processus de production. Le second temps, qui est celui où les deux courbes se rejoignent, est celui de la phase d’émergence industrielle avec des secteurs entiers qui se créent comme dans le passé grâce aux innovations transverses.

Or, par rapport à ce que l’on peut observer dans le passé, la nouveauté, c’est que les emplois qui se créent sont moins bien rémunérés que ceux qui sont détruits. Le revenu moyen diminue alors que le PIB continue d’augmenter. Comment interpréter  ce phénomène ? Face à ces évolutions, il faut bien noter que lorsque l’on cherche un appartement sur Airbnb, c’est une forme du travail que l’on réalise car ainsi, on peut considérer que la valeur de la plateforme augmente. Cette valeur est captée, monétisée et redistribuée en fonction de la gouvernance de l’entreprise. Or celui qui produit de la valeur, c’est-à-dire l’utilisateur, n’est pas rémunéré ou s’il l’est, ça n’est pas à sa juste valeur. De nouvelles formes de travail apparaissent avec le développement des plateformes de l’économie du partage : covoiturage et partage de voitures, location de logements et de biens, prestations de services les plus divers. Ces nouveaux travailleurs sont souvent assimilés à des « consommateurs-producteurs ». Les services pair à pair sont coproduits par les utilisateurs des plateformes. Leurs outils de travail, ce sont leur propriété privée et leurs compétences. Le terme de  « travail à la demande » semble le mieux approprié pour traduire le caractère discontinu et atomisé de ces activités.

Pour Vincent Lorphelin, la concurrence parfaite (recherche du meilleur rapport qualité-prix entre deux produits) convenait à décrire l’économie qui a prévalue jusqu’aux années 1970, mais elle n’est plus adaptée pour décrire l’économie informatisée. L’essentiel du coût de production est celui du travail accumulé, du capital que requièrent la conception des produits et le dimensionnement des services qui accompagnent les biens afin qu’ils apportent de l’utilité aux clients. Il en résulte que les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique. Chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires.

Dans ce modèle, les personnes qui travaillent dans la conception des produits comme dans les services doivent posséder les compétences nécessaires.

Mais qu’est-ce que la compétence, en quoi consiste le travail de ces personnes ? La compétence est le capital personnel que l’on accumule en réfléchissant, se formant, se documentant… Lorsque la personne compétente rencontre une des situations auxquelles elle s’est préparée, sa compétence se cristallise en une intuition qui répond à cette situation. La qualité d’un produit, sa valeur, résulte moins du temps de travail consacré à son élaboration que de la compétence accumulée par les personnes qui l’ont élaboré. Pour simplifier le raisonnement, on peut dire que tout le travail est consacré à l’accumulation de compétences.

L’Economie qui émerge avec la révolution industrielle du numérique est l’iconomie. C’est le modèle d’une société dont l’économie s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet et qui, étant par hypothèse parvenue à l’efficacité, permet la sortie de la crise de transition que nous connaissons[15]. Les modèles des plateformes ou de l’entreprise 2.0 tendent à se rapprocher de l’entreprise hyper-coopérative. Ainsi, tous les emplois de l’iconomie requièrent des compétences élevées, qu’il s’agisse de la conception ou des services. L’iconomie est une économie de la compétence, du savoir orienté vers l’action. Dans une telle économie, l’organisation ne peut plus être hiérarchique, la fonction de commandement ne peut plus avoir un caractère sacré : elle est nécessaire, elle requiert les compétences du stratège et de l’animateur mais ses compétences ne sont ni plus ni moins sacrées que les autres.

Les métamorphoses du travail

Pour Amandine Brugière, la manière dont les individus travaillent se transforme. Les tâches à accomplir sont de plus en plus dématérialisées ou interfacées par des écrans, voire tout bonnement remplacées par des robots.  Les rythmes et les espaces de travail sont également impactés. L’unité de temps et de lieu éclate sous la pression du travail mobile, de l’entreprise multisites, du brouillage des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Des individus sont suroccupés d’un côté, alors que d’autres essayent d’additionner des temps partiels. Le mode projet, l’entreprise étendue font vaciller le rapport de subordination, les fonctionnements hiérarchiques, les organigrammes, et interagissent sur les interactions collectives de travail.

Certaines entreprises n’ont plus d’employés et font appel à des contributions externes, rémunérées si celles-ci apportent une plus-value à la production. L’économie des plateformes repose sur la production de nombreux producteurs extérieurs d’applications ou de contenus. L’économie de la multitude, l’économie collaborative brouillent en profondeur les frontières entre producteurs et consommateurs, entre travail et activité.

Deux grandes évolutions en découlent.

Vers l’ère du self-emploi

Dans cette nouvelle gestion du temps, des lieux, de l’identité du salarié émerge la figure de l’employé autonome, du freelance, de l’autoentrepreneur. A l’heure de l’individualisation, les questions d’épanouissement personnel, d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle deviennent importantes.

On voit apparaître une génération nouvelle de travailleurs, les « Slashers »[16] dont le travail est une activité peu valorisante mais qui les fait vivre. Ils se réalisent dans le cadre d’une passion et trouvent un complément de rémunération dans l’économie collaborative. Les projets sont divisés en tâches, le slasher les gère depuis un même support, son smartphone, son portable. La production d’informations et de données personnelles sur les réseaux est au cœur de la production de valeur des plateformes.

Si la production de la valeur devient fortement attachée à l’individu et à son capital cognitif, tout l’enjeu va être de soutenir l’individu dans la maîtrise de son écosystème d’activités, de lui permettre d’être autonome, mobile, multiple, et de dépasser ainsi la fracture des usages numériques qu’évoque Edwin Mootoosany. C’est pourquoi la FING propose de créer «la musette numérique du travailleur ». Dans cette musette seront réunis en une même place expériences, compétences, réseaux… Ce sera donc à la fois une plateforme administrative et un endroit où l’on pourra présenter ses compétences, les valoriser, montrer ses réseaux, organiser son temps. C’est pourquoi il sera important d’intégrer un dispositif d’accompagnement permettant à tout un chacun de gérer au mieux cet ensemble de données.

Les outils numériques augmentent la porosité entre vie professionnelle et vie personnelle. On assiste à une individuation plus forte, à une bi-polarisation des emplois qui vont dans le sens du capitalisme cognitif, car les individus étant plus instruits attendent de leur expérience professionnelle qu’elle concourrent à la construction de leur évolution personnelle et à leur émancipation.

De nouveaux collectifs de travail

Le périmètre de l’entreprise s’étend, les organisations sont insérées dans un faisceau dense de relations. L’entreprise étendue travaille en relation étroite avec des partenaires, des fournisseurs, des indépendants, des consultants. C’est un écosystème qui se construit, dans lequel tout le monde est appelé à interargir. L’économie des plateformes, ces entreprises qui développent des infrastructures permettant à d’autres de créer de l’activité, sont de petites unités de salariés pour beaucoup de miliers de contributeurs. C’est l’âge de la multitude. Ces plateformes mobilisent une main-d’œuvre qui travaille à la demande pour, par exemple, rédiger des SMS personnalisés, des commentaires, classer des contenus. C’est le retour aux travailleurs payés à la tâche. Ces nouveaux collectifs de travail, qui sont à cheval entre l’interne et l’externe, mettent en tension l’entreprise traditionnelle.

Une nouvelle approche de la valeur

Le développement de l’économie numérique pose la question de la valeur et de ses nouvelles formes de mesure. Dans la théorie économique, ce qui crée de la valeur, c’est l’activité de travail. Or, avec la numérisation de l’ensemble des activités – sphère professionnelle et privée – la production de la valeur ne se limite plus à la seule activité des entreprises. Comment mesurer et valoriser le travail ? Comment rémunérer autrement le capital humain, le capital cognitif, car il s’agit désormais de mesurer des apports qualitatifs comme la singularité des individus. La question se pose de nouveaux indicateurs à inventer pour aller au-delà de l’approche par la productivité,  comme ceux de bien-être, de richesse sociale, de contribution.

Selon Amandine Brugière, la valeur d’usage désigne la valeur d’un bien ou d’un service pour un consommateur en fonction de l’utilité qu’il en retire et du besoin que celui-ci vient combler. Une approche économique que les plateformes ont érigée en règle d’airain. C’est le remplacement des habitudes de propriété par celles de l’usage qui coûtent moins cher. Faciliter, voire améliorer la vie des personnes, est ce qui les anime. C’est parce que les nouveaux services offerts pallient une insatisfaction client (Airbnb et la saturation du marché hôtelier, Blablacar comme solution alternative au réseau SNCF perçu comme trop cher) ou sont une réponse à un besoin latent, que ces nouveaux produits et services acquièrent une forte valeur d’usage.

Alors que les gains de productivité résidaient auparavant dans la transformation de la matière, à présent ils dépendent du bon fonctionnement du réseau des partenaires qui coopèrent à l’élaboration des produits. La coopération enrichie en est le facteur clé. Cette coopération favorise une organisation en mode projet qui fédère les compétences en réseau, tant en interne qu’en externe.

Les organisations sont confrontées à de nouveaux modes de valorisation car ce qui est rémunéré dépend de la qualité du réseau. La valeur du travail comme de l’emploi est impactée par l’économie collaborative, l’économie de la contribution qui décrit de nouvelles formes d’échange et de mise en relation directe. D’où la recherche de nouvelles métriques pour évaluer les contributions. Si nous entrons dans l’économie de la contribution, de la coproduction accélérée par les réseaux, il s’agit de savoir où se situe la production et si elle est réalisée pour le bien commun ou encore si elle est une nouvelle forme de « Digital Labor ».

Le financement participatif, l’économie collaborative, la production participative ou encore les échanges pair à pair décrivent de nouvelles formes de production. L’entreprise se réinvente en tant que lieu d’organisation des coopérations pour valoriser le capital relationnel des individus et le capital social collectif. Cette économie qui émerge relèvera-t-elle du bien commun pour devenir demain un secteur à part entière ?

Pour Vincent Lorphelin, la compétence est un potentiel qui s’accumule lentement mais dont l’intervention dans l’action productive est aussi brève qu’un éclair. On ne peut donc plus mesurer sa contribution à la production en se référant au temps de travail. Comment la rémunérer ? Une personne compétente s’intéresse à sa spécialité, l’approfondit par la réflexion, recherche la conversation des experts. On ne peut pas séparer, dans ses occupations, un temps de travail et un temps hors travail. La rémunération doit donc être détachée de la mesure du temps passé dans l’entreprise. Mais comment mesurer la compétence ? Les diplômes, qui attestent une formation initiale, ne permettent pas d’évaluer ce que l’expérience et la réflexion apportent de surcroît et qui est à présent l’essentiel de la valeur ajoutée.

L’iconomie est une économie de la qualité : qualité des produits comme qualité des compétences. Le bien-être matériel de la population ne peut être atteint que si celle-ci est sensible à la qualité, si elle se satisfait d’une production qualitative. Cela dépend de la subjectivité collective, si l’on peut dire, qui détermine la fonction d’utilité du consommateur.

L’économie de l’entreprise hyper-coopérative est fondée sur l’utilité ajoutée. L’utilité élémentaire de chaque contribution est calculée a posteriori, à partir du prix de vente d’un produit et du traçage de toutes les contributions à ce produit. La rémunération de chaque contributeur dépend de la valeur anticipée de l’utilité de ses contributions et de l’algorithme de rémunération. Celui-ci prend en compte des critères objectifs relatifs aux contenus (audience, référencement), à l’auteur (profil, réputation), au service associé (réactivité, rareté) et des critères subjectifs (clarté, originalité, convivialité). L’entreprise hyper-coopérative évite deux écueils : d’abord celui de la grande entreprise actuelle, dont l’organisation hiérarchique provoque un coût exorbitant du « travailler ensemble » et des gâchis de compétences humaines. Ensuite celui du crowdsourcing des plateformes de données, qui ignore la valeur économique de ces compétences.

Pour conclure ce temps de l’anticipation, des scénarios dits de « transition » sont présentés, visant à imaginer les prochaines évolutions du marché face à l’essor du numérique[17].

Premier scénario : « La « Guilde des actifs »

Les ressources humaines sont presque totalement détachées de l’entreprise. Ce scénario propose une gestion du travail et de l’emploi centrée sur trois entités : l’entreprise, devenue un pur centre d’activités économiques, les guildes, structures chargées des ressources humaines (placement de leurs membres, formation, rémunération, protection sociale) organisées par métier (parfois à l’échelle internationale) ou par territoire (notamment pour les travailleurs les moins qualifiés)  et les actifs, travaillant pour les premières mais rattachés aux secondes. En concurrence autour des professions les plus demandées, elles se différencient par leur capacité à assurer un revenu stable et raisonnable, une protection en cas de coup dur, une évolution professionnelle ou encore, une vie communautaire.

L’État joue un rôle de régulateur et de réassureur des guildes. Il garantit notamment une péréquation entre les guildes les plus riches et les autres. Il fait en sorte que ces structures n’abusent pas de leur pouvoir vis-à-vis des entreprises ou des individus. Le choix d’une guilde, son développement en son sein mais aussi la préservation d’une certaine autonomie vis-à-vis d’elle, deviennent des questions importantes dans l’évolution professionnelle des individus. Les réseaux sociaux jouent pour cela un rôle déterminant.

Deuxième scénario : « La société contributive »

Ce deuxième scénario propose un modèle dans lequel, entre le secteur marchand d’une part et le secteur public de l’autre, se développe à grande échelle un « tiers secteur ». Cette économie se compose de deux ensembles fortement complémentaires. D’une part, un système de partage et d’échanges horizontaux de biens, de services, de capacités inemployées (temps, espace, outils, véhicules…) fondé sur des unités de compte diverses, y compris des monnaies complémentaires. Et d’autre part, de la production et l’entretien de « communs » immatériels (bases de données, connaissances scientifiques, logiciels, cartes…) ou matériels (énergies, ressources et espaces partagés…). L’activité contributive devient une composante naturelle et reconnue de la vie professionnelle de la plupart des individus. Selon le territoire, une part plus ou moins grande de la gestion d’équipements et de services publics est ainsi transférée à l’économie contributive.

Le dernier scénario :  «  Le capitalisme de soi »

Ce scénario raconte une société dans laquelle chaque individu reçoit à sa majorité une dotation initiale identique, un « capital universel », dont il dispose librement durant sa vie active. Il peut, par exemple, choisir de se former, d’investir dans un projet d’entreprise ou culturel, ou même de la placer pour se verser une rente mensuelle. Un suivi discret et des mécanismes incitatifs sont censés décourager l’usage spéculatif du capital et s’assurer qu’il n’est pas dilapidé trop tôt.

En contrepartie, l’impôt sur les successions est fortement réévalué. L’objectif de cette dotation universelle est de redistribuer les cartes en permettant à chacun de bâtir son propre avenir et de travailler comme il l’entend. L’individu devient, au sens propre, entrepreneur de lui-même. Il choisit le mode de vie, les compétences et les projets dans lesquels il souhaite s’investir. L’éducation et la formation continue incluent l’apprentissage de la gestion du capital personnel. L’accès à cette manne devient l’enjeu majeur pour les projets entrepreneuriaux, associaitfs, scientifiques ou culturels.

III – Le temps des propositions

Le lien entre la technologie et le social est une question importante et ceci pour le devenir de notre modèle social. Proposer est un temps majeur dans l’exercice prospectif, car c’est le temps où l’on a le choix entre constater en spectateur les évolutions qui nous entourent, qu’elles soient technologiques, économiques ou sociales et de les subir ou, au contraire, d’opter pour la posture anticipatrice qui vise à prendre la main sur le réel et essayer de formaliser les propositions pour être un acteur du changement.

La problématique ouverte par cette journée exploratoire est majeure car d’une part, on a de plus en plus de travail sans revenu. L’organisation dans le monde qui compte le plus d’individus qui travaillent pour elle, c’est Facebook car nous sommes un peu plus d’un milliard à travailler pour elle, ce qui ne veut pas dire que chaque internaute en tire des revenus quand de l’information est déposée sur la plateforme. C’est en effet Facebook qui, en agrégeant l’information et en la revendant à ses client, en tire des revenus.

Et d’autre part, on a de plus en plus de revenu sans travail. Si on additionne les revenus de redistribution qui sont déconnectés du travail, et les revenus domestiques, on arrive à 70 % de l’ensemble des revenus comptabilisés. Il y a donc un écart de plus en plus important entre revenu et travail et il s’agit maintenant de trouver des réponses concrètes à cela afin de réinventer un monde plus attirant où le revenu est mieux partagé.

  • Le revenu de base – Stanislas Jourdan – Mouvement français pour un revenu de base

La première proposition porte sur le revenu de base, à savoir l’idée d’un revenu déconnecté d’un travail. C’est un revenu qui répond à trois critères simultanément. Il est universel, tout le monde le reçoit, de sa naissance à sa mort. Il est individuel, donc accordé à chaque personne, quelque que soit la composition du foyer. Et enfin, il est inconditionnel, c’est-à-dire sans condition de ressources ni exigence de fournir un travail ou de chercher un emploi. Chaque citoyen toucherait ce revenu automatiquement.

C’est un nouveau droit humain, qui vise à permettre à chaque individu de vivre dignement et de participer à la société sous toutes ses formes. Il s’agit de proposer une amélioration au niveau individuel comme une réelle innovation sociétale. Il y a l’idée qu’une partie du travail est gratuit et contribue à la création de bien commun. Ainsi, si on retient le scénario dans lequel le travail est récupéré par les plateformes et où l’emploi diminue, alors l’emploi n’est plus le facteur d’intégration dans la société et le facteur de revenu. Il faut donc compléter le système de protection sociale par des systèmes qui soient hors emploi, d’où le revenu de base. D’un montant de 500 à 800 € , il remplacera certaines allocations d’aujourd’hui. Une réforme fiscale s’impose pour le promouvoir.

La deuxième proposition est de libérer le temps des individus ; et ceci par l‘instauration d’un chèque de temps libéré. Si l’on décide de travailler à temps partiel, la perte de salaire qui en découle est compensée par ce chèque.

La troisième proposition est de proposer une réforme fiscale par l’instauration d’une taxe numérique. Il s’agit d’instituer, vis-à-vis des entreprises qui pratiquent un suivi régulier de l’activité de leurs utilisateurs, un principe similaire à celui du « polleur-payeur », qui sous-tend la fiscalité environnementale. Il s’agirait donc de taxer la collecte des données réalisée par les plateformes comme le suggère la mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique[18].

  • Sokha Hin – Les innovations sociétales – Call for team

Le principe de Call For team, c’est un enjeu d’engagement citoyen et pour cela, il faut donner aux citoyens l’opportunité de s’exprimer, de pouvoir ensemble imaginer les opportunités du futur.

La première proposition consiste dans la prise de conscience que notre société est déconnectée de sens et que pour la changer, il faut la réinventer. La proposition porte sur le fait qu’il faut que des stuctures privées ou des organismes publics soutiennent des porteurs de projet qui souhaitent s’investir dans la réalisation de projets d’entreprises porteurs d’une éthique et répondant à des problèmes de société. Il faut sortir de la représentation que l’innovation, c’est l’innovation numérique, alors qu’elle est aussi autre chose que l’émancipation technologique et qu’ il est possible de l’utiliser comme facteur d’émancipation de notre société. Notre société a en effet besoin de reconnaître que l’innovation est aussi un moyen de faire avancer des problématiques sociétales. Les entrepreneurs doivent prendre de leur côté conscience de l’impact de leurs actions sur les ressources planétaires. L’innovation est de ce fait un facteur de réflexion sociétale.

La deuxième proposition, c’est de favoriser la création de partenariats avec des grandes entreprises pour accompagner la reconversion de leurs salariés victimes de plans sociaux, en les amenant à réfléchir à un projet personnel de développement. Des équipes projets peuvent se former, en dehors du cadre formel de l’entreprise, où la collaboration entre jeunes et moins jeunes est favorisée afin de créer des projets intergénérationnels.

La dernière proposition, c’est l’idée de créer un label d’entreprises responsables qui privilégient une approche équitable du partage de la valeur créée par l’entreprise et donc d’un partage équitable des revenus générés. La philosophie de ce label est de promouvoir l’enrichissement dans l’entreprenariat à condition que la valeur générée soit répartie auprès de toutes les parties prenantes, sous une forme qui ne se limite pas à de la rémunération. L’équité est définie non pas par une grille salariale mais sur la base de l’apport de chacun au projet, estimation faite par les membres de l’équipe. Les personnes qui s’impliquent dans un projet doivent pouvoir récupérer la valeur de leur collaboration.

  • La fin du travail – Frédéric Fonsalas – A portée de mains

La première proposition est de suggérer une définition élargie du travail. Il s’agit de sortir de l’équation « travail = salariat » pour identifier tout ce qui appartient réellement au champ du travail. La définition proposée du travail est : « Toute action transformante impliquant un effort ». C’est une définition englobante qui part du développement personnel, de celui de l’écosystème proche (famille) jusqu’aux écosystèmes plus larges ou globaux. Il s’agit d’intégrer dans cette définition tout ce que l’on cache sous d’autres termes comme les activités, le bénévolat …

La deuxième propostion ouvre le champ de l’éducation pour appréhender le champ du travail . Est-ce que le travail est la vocation de l’homme ou une peine pour l’homme ? Le don de soi est condition de l’achèvement de la vie. L’éducation nous pousse plutôt vers la vocation, la gratuité, le don… Autant la possession est de l’ordre de l’inné, le don requiert une éducation. Si le champ du travail s’élargit, alors il faut que l’éducation soit entendue sous l’acception de la formation tout au long de la vie. Pour cela, il faut mobiliser cinq piliers : la culture (philosophie, histoire, théologie..), le soin du corps (hygiène de vie, santé, alimentation…), la structure de l’esprit (mathématiques, latin, grammaire…), l’auto-entrepreunariat (relationnel, techniques, gestion…) et l’art/artisanat (musique, artisanat, théâtre, danse, arts plastiques…).

La troisième proposition concerne la rémunération du travail. Une définition élargie du travail (1ère proposition) et une nouvelle approche de l’éducation (2ème proposition) ont été proposés. Il faut donc à présent s’intéresser à la forme que peut prendre le revenu. La première raison d’être du revenu est la nécessité de survivre mais quand celui augmente, il apporte une certaine liberté vis-à-vis d’autrui.

Dans les écosystèmes de proximité, la motivation du travail se fait par l’échange direct. Le travail est déterminé par l’échange entre les individus. La « glocalisation » favorise ce mode de rémunération. Avec le développement de l’économie sociale et solidaire, on assiste à une décroissance de la rémunération par l’argent au bénéfice d’une rémunération par le don.

Par conséquent, la proposition consiste à suggérer trois modes de rémunération en équilibre dynamique :

  • le revenu lié au travail dans l’écosystème de l’individu qui se concrétise par le revenu universel d’existence financé par un partage obligatoire personnalisé des excédents de possession au-delà d’un seuil fixé par la loi ;
  • le revenu lié au travail de l’écosystème proche (entreprise sociale et solidaire, coopérative, économie du partage …) par des échanges directs monétaires ou non ;
  • le revenu lié au travail de l’écosystème lointain (salariat, auto-entreprenariat…) par un revenu monétaire traditionnel.

Conclusion

Les échanges de cette journée exploratoire ont mis en évidence que la révolution numérique traverse et touche tous les secteurs d’activité et qu’elle affecte ou affectera la totalité des métiers. Ce faisceau d’innovation que sont les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives change profondément la relation entre l’homme et la machine. Alors qu’hier, la machine prolongeait l’homme en exécutant des tâches répétitives, à présent elle se substitue à l’homme en effectuant des diagnostics ainsi que des opérations complexes et uniques.

La révolution technologique permet aussi à chaque individu, donc au consommateur, de se transformer en producteur à sa convenance. L’économie à la demande met ou remet sur le devant de la scène des formes de travail hybrides, jusque-là marginales comme le travail à la tâche. Il faut toutefois relever que si ce travail à la tâche est privilégié par les plateformes comme une réponse au besoin de flexibilité, il répond également à un besoin des individus.

Les conséquences de cette révolution sont immenses et restent sous-estimées. Sur le plan économique, la chaîne de valeur est bouleversée. L’économie du numérique fonctionne sur le paradigme de la plateforme, de l’effet réseau et des ressources immatérielles. Les profits sont monopolisés par les plateformes qui maîtrisent l’accès aux consommateurs à travers la gestion des données au détriment des productions de biens et services. Sur le plan financier, les politiques publiques et le système de protection sociale se trouvent privés de ressources importantes et nécessaires pour permettre une redistribution de la valeur créée. La société salariale qui, à partir de la deuxième révolution industrielle, s’est imposée comme modèle dominant et a connu son apogée pendant les trente glorieuses, se trouve profondément menacée. En effet, l’ère du self-emploi, de la pluri-activité se développe. Les contours du salariat se fissure. De nouvelles formes de travail, hors de la structure classique de l’entreprise, hors de son lieu et de son temps, sont recherchées. Or si le rapport au travail évolue, c’est toute la société qui bouge.

Comment qualifier cette nouvelle économie : économie collaborative, économie circulaire, économie fonctionnelle, économie de la contribution, économie des communs, économie du partage, iconomie… ? Comment les rapports sociaux vont évoluer ? Quel modèle l’emportera ?

D’un côté, les parties prenantes plaident pour dépasser la société consumériste, stimulent le travail en réseau, accélérant le basculement vers de nouvelles formes d’organisation en faisant émerger une culture plus collaborative qui s’accommode mal de la hiérarchie et du management autoritaire issu de l’ère industrielle, et dont le modèle de la rémunération monétaire compte moins que la participation à un projet commun ou la reconnaissance par les pairs.

De l’autre, des plateformes mettent en relation des tâches (jobs) avec des personnes, n’importe où dans le monde, recherchent une main-d’oeuvre flexibilisée, payée au pourcentage avec très peu de protection sociale mais offrant une grande liberté d’organisation de son temps, et privilégient le coût du travail bas afin d’offrir des prix de vente bas.

Si les réponses à ces interrogations ne sont pas faciles aujourd’hui, il faut toutefois rappeler les attentes des jeunes sur le travail : importance du collectif, travail qui fait sens, permettant l’accomplissement personnel, qui ne prend pas sur les autres temps de la vie, qui favorise la relation aux autres. Si le travail reste une composante importante de la construction identitaire, ce n’est pas la seule. C’est à eux que revient la nécessité de construire la société de demain. Faisons leur confiance.

Quant aux propositions pour répondre à la déconnexion revenu-travail, conséquence du développement de la société numérique, les échanges ont été prolixes :

  • ouvrir le champ de l’éducation pour mieux appréhender le champ du travail. Il faut permettre aux individus de pouvoir développer leurs capacités sociales, leur savoir, leurs compétences ;
  • recréer du lien social, redonner l’envie aux citoyens d’agir en favorisant des projets répondant à des problématiques de société et plus ancrés sur le territoire ;
  • allouer à chaque individu un revenu de base universel et inconditionnel. Il est intéressant de relever que parmi les 12 mesures pour réhabiliter le travail qui ont été proposées lors des 15èmes rencontres économiques ayant pour thème « Et si le travail était la solution ? » une se détache des autres, celle d’un revenu socle repensé : « Il faut remettre à plat les mécanismes de soutien au pouvoir d’achat des bas revenus, en fusionnant les aides personnelles au logement, le RSA-socle et la prime d’activité, pour créer un filet de sécurité conservé en majeure partie en cas de retour à l’emploi». C’est un pas supplémentaire qui est fait vers un « revenu d’existence » non lié au travail mais que le retour au travail permet d’accroître.

[1]« The Future of Employment: How Susceptible are Jobs to Computerisation ?”, OMS working paper by Carl Benedikt Frey & Michael A. Osborne, 2013.

[2] GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon, les quatre grandes firmes américaines (nées dans les dernières années du XXe siècle ou au XXIe siècle sauf Apple créé en 1976) qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Four.

[3] Transformation numérique – Réinventer l’entreprise, Cap Digital, lettre de veille 21, août 2014 ;

[4] L’Age de l’Accès – La nouvelle culture du capitalisme, Jérémy Rifkin, Edition La Découverte, 2005 ;

[5] Patricia Vendramin n’ayant pu intervenir lors de cette journée, ce développement se veut une synthèse de ses travaux et de ceux de Dominique Méda ;

[6] L’avenir du travail, Dominique Méda, Les carnets du dialogue du matin, Institut Diderot, 2013 ;

[7] La place du travail dans la société, Christine Afriat, Intervention à Reims, stage Mafpen, juin 1996 ;

[8] La signification du travail, Dominique Méda, Actes du colloque des 60 ans de l’Institut des sciences du travail à l’Université de Louvain, 2014 ;

[9] Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith , 1776.

[10] En s’inspirant du Petit Prince de Saint Exupéry, le Lab a demandé à plusieurs groupes de jeunes et de moins jeunes de travailler sur un « mouton » d’un genre nouveau : l’entreprise. « Dessine-moi l’entreprise de demain » est la consigne donnée à la douzaine de groupes qui se sont réunis en atelier de 10 à 30 personnes. Durant en moyenne 3 heures, près de 300 jeunes de moins de 30 ans et d’horizons très divers (de missions locales, de CFA, d’entreprises, d’écoles, d’Universités…) ont essayé de dessiner les contours de l’entreprise qu’ils souhaiteraient intégrer ;

[11] Dessines-moi le travail – Quand les jeunes disent ce qu’ils ont sur le cœur, Claude Emmanuel Triomphe, Bernard Vial et le Lab jeunes Astrées , note Astrées n°11, mars 2015.

[12] European Values Survey (EVS), European social survey , le module « work orientation et international social survey program » ainsi que le programme de recherche européen intitulé Sprew  (Social pattern of relation to work ) coordonné par Patricia Vendramin ;

[13] Travailler au XXIème siècle – des salariés en quête de reconnaissance, Dominique Méda , Anvie, 8 juin 2015.

[14] Du rattrapage à la transformation, l’aventure numérique, une chance pour la France, Rolland Berger, septembre 2014.

[15] Cahiers de l’Iconomie, numéro 1, mai 2015, Xerfi ;

[16] Terme qui vient du signe Slash désignant la barre oblique des claviers.

[17] Cahier d’enjeux et de prospective, FING, avril 2015.

[18] Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, Pierre Collin, Nicolas Colin, janvier 2013.

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