Par Fabienne Goux-Baudiment 

Au cours de la dernière décennie le discours sur l’innovation n’a cessé de monter en puissance. Cependant il semble aujourd’hui tenir davantage de la litanie ou de l’incantatoire que d’une réalité opératoire. D’où une interrogation à la fois sur la nature de l’innovation (accidentelle ou raisonnée) et sur le besoin auquel elle répond. Et une esquisse de réponse dans laquelle la prospective et la science-fiction jouent un rôle non négligeable.
La question du besoin est sans doute la plus aisée à traiter, du moins superficiellement. En effet, la consommation et la mondialisation des marchés conduisent les entreprises à devoir sans cesse innover[1].

D’une part, parce que certains marchés de biens de consommation parviennent à saturation dans les pays riches, comme celui de l’automobile ou de la télévision par exemple. Ce qui conduit à la nécessité de proposer de nouveaux produits se substituant aux anciens qui apparaissent alors obsolètes bien avant leur fin de vie.

D’autre part, parce que la mondialisation des marchés, si elle ouvre de nouveaux espaces de consommation à plus ou moins court terme, a surtout pour effet de raccourcir les cycles de vie des chaînes de produits du fait de leur sortie quasi simultanée sur la plupart des marchés. Ainsi, par exemple, il y a encore une dizaine d’années, lorsqu’une chaîne automobile relative à un modèle donné était considérée comme obsolète en termes de consommation dans un pays, elle était revendue à un pays moins développé où le modèle connaissait alors un second souffle.

Aujourd’hui, à quelques différences près, les mêmes types de modèles sortent simultanément sur une grande partie du marché mondial, réduisant ainsi les possibilités de seconde vie du produit. 

Au-delà de cette approche structurelle de l’innovation comme composante intrinsèque de l’économie, une pression conjoncturelle se fait sentir depuis plus d’une décennie. La mondialisation de l’économie a entraîné une concurrence forte entre les producteurs. Cette concurrence joue sur les prix, la qualité ou la technicité des produits. La guerre économique par les coûts a contraint la majeure partie des entreprises occidentales à une sérieuse rationalisation de leur instrument productif (diminution des effectifs, réduction des frais généraux, accroissement de la productivité, réorganisation, réallocations budgétaires souvent au détriment des études ou de la R&D). Les armes de la qualité et de la technicité se combinaient jusqu’à présent difficilement avec celle des faibles coûts de production.

Mais désormais on observe de plus en plus souvent que la convergence s’opère, généralement au détriment des budgets de recherche : les innovations sont essentiellement incrémentales car moins coûteuses que l’innovation de rupture. 

Parallèlement, le consommateur est de plus en plus averti, donc difficile à leurrer : si Linux est aujourd’hui le système préféré de la NASA c’est moins pour des raisons de prix que de fiabilité du produit (moins de bugs, une plus grande résistance aux virus, une flexibilité importante). Car le consommateur a lui aussi appris à rationaliser ses achats au fur et à mesure de l’évolution de ses modes de vie et de ses contraintes.

En outre, les sociétés occidentales se caractérisent de plus en plus par la saturation des imaginaires : lorsque tout devient possible, le rêve devient impossible[2] ; d’où la difficulté de le séduire par des « pseudo-innovations ». Cela affecte non seulement le consommateur mais aussi l’innovateur. 

Ce qui nous amène à la seconde question initiale : quelle est la nature de l’innovation ? Deux principales réponses s’affrontent : pour certains, l’innovation est de nature accidentelle, pour d’autres c’est le résultat d’un processus raisonné d’accumulation et de remise en cause du savoir[3] et d’une capacité d’association des idées rendue possible par notre complexité neurale[4]. 
Considérons la seconde réponse. Elle renvoie à un problème fondamental : la manière dont nous structurons notre esprit.

En d’autres termes : l’impact de l’éducation et de la culture sur notre capacité créatrice. 
Sur le plan culturel par exemple, il apparaît assez clairement qu’une société qui sanctionne l’échec plutôt que de promouvoir l’essai-erreur ou qui privilégie le cloisonnement des filières professionnelles au détriment de la capacité à changer de compétences en cours de carrière, tend à être moins créatrice que dans le cas inverse. 

Mais c’est sans doute sur le plan de l’éducation que le problème se pose avec la plus grande acuité[5].

Lorsque le savoir est érigé en religion, et les intellectuels en clergé, le savoir meurt, comme tout processus évolutif, à l’instar des coraux par exemple. Il devient alors un bloc rigide de connaissances rapidement obsolètes. C’est un tel bloc que créent ou manipulent des systèmes éducatifs qui visent à la fois à transmettre des connaissances apprises plutôt que comprises et à reproduire un mode de penser qui ne laisse place ni à la créativité, ni à la distance critique nécessaire à l’épanouissement de l’intelligence. Le formatage ainsi imposé, du primaire jusqu’à l’université, n’influe pas seulement sur le processus créatif intellectuel mais aussi sur ses facteurs de développement. Par la vision du monde blasée et déprimée dont il est porteur, il inhibe jusqu’au désir même de créer, de sortir de la norme, de croire en des lendemains meilleurs. Car il faut avoir ardemment confiance en l’avenir pour se lancer dans l’aventure de l’innovation, surtout lorsqu’elle est peu soutenue par le système institutionnel[6].

En effet, nous ne vivons pas dans cet univers ultra-rationnel auquel on essaye parfois de nous faire croire. Les Lumières de la Raison demeurent façonnées par nos désirs, nos peurs, nos envies, nos rêves[7]. A titre illustratif, les contes de notre enfance ont ainsi influencé des générations entières qui aujourd’hui se plaisent dans les univers oniriques du fantastique, des récits de J. R. R. TOLKIEN (Le Seigneur des Anneaux) jusqu’au plus récent volume d’Harry POTTER, en passant par le genre littéraire dit de l’heroic fantasy.

Or cette littérature, devenue si prégnante aujourd’hui à travers les films et les jeux vidéo, conduit essentiellement à diviser le monde en « bons » et en « méchants ». De là aux jugements sommaires auxquels on assiste parfois dans les médias (la « diabolisation ») et à l’emprise actuelle de la voyance par exemple[8], il n’y a qu’un pas qu’il convient, certes, de ne pas franchir trop vite. Toutefois cette influence de nos imaginaires sur notre perception du réel existe bel et bien. 
D’où l’importance de la science-fiction, à plus d’un titre. Pierre VERSINS, son grand spécialiste, l’a définie ainsi :  » la science-fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde, elle n’a pas de limites, (…) elle expose, pose, préfigure, elle extrapole. Elle invente ce qui a peut-être été, ce qui est sans que nul ne le sache, et ce qui sera ou pourrait être. Et, ce faisant, elle découvre. Elle est le plus extraordinaire défoulement que l’on puisse rêver et le meilleur tremplin pour aboutir, sans ouvrir des yeux trop ébaubis, à l’humanité qui viendra »[9].

Ainsi, la science-fiction[10] apparaît tout d’abord comme un lieu de construction d’imaginaires, d’inspiration rationnelle et scientifique : « L’on ne s’étonnera donc pas du fait que certains auteurs respectant scrupuleusement la vraisemblance scientifique peuvent finalement faire œuvre de pionniers dans la réflexion théorique, grâce à leurs idées fructueuses »[11]. Elle crée ainsi des univers de possibles, sans intervention du surnaturel, fondés sur une grande rigueur d’analyse du réel mais déployant une imagination fertile et porteuse de développements : « Si la hard science occupe le centre du terrain de la science-fiction, c’est probablement parce que la rigueur lui fournit la frontière la plus solide »[12]. La première vertu de la science-fiction, sous l’angle de l’innovation, réside donc dans l’instillation d’un processus de pensée qui aboutit à la production d’imaginaires cohérents, vraisemblables, où la science joue un rôle significatif, et souvent imprégnés d’une philosophie humaniste. 

Une seconde vertu de la science-fiction apparaît dans sa capacité à débrider la réflexion des adultes en leur réapprenant à imaginer.

En effet, plusieurs études menées en Australie (Deakin University) sur la conception du futur chez les enfants montrent que la capacité à imaginer un futur différent du présent décroît en grandissant. Ainsi une grande partie des adolescents en sont déjà quasi dépourvus. D’où la nécessité de réapprendre aux adultes à imaginer, de manière rationnelle et cohérente, des alternatives à ce que nous connaissons déjà, que ce soit en termes d’objets, de services, de concepts ou de méthodes. 

Troisième vertu, les ouvrages de science-fiction sont porteurs de connaissances souvent introuvables ailleurs. Ainsi le travail en profondeur que mènent certains de ses auteurs (ASIMOV, HEINLEIN, BAXTER, ROBINSON, CRICHTON) sur des évolutions sociologiques ou historiques permet de repérer des phénomènes capables d’avoir une influence globale sur l’histoire d’une société, des constantes dans la transformation des sociétés à long terme, et le rôle possible des mutations relativement aléatoires et des pressions sélectives déterministes dans l’évolution[13].
Cela peut paraître très abstrait mais en réalité la compréhension de tels phénomènes impacte très directement sur les fonctions R&D et marketing d’une entreprise. Par exemple, l’uchronie de Kim Stanley ROBINSON, Chroniques des Années Noires [The Years of Rice and Salt] aide les Occidentaux à mieux comprendre les approches musulmanes et bouddhistes. A partir de cette compréhension des dimensions structurantes de ces cultures, il devient plus facile de forger des objets plus attractifs pour les consommateurs porteurs de ces valeurs qui échappent souvent à la pensée occidentale.
De la même manière, des personnalités managériales comme Michel PEBEREAU y trouvent matière à améliorer l’exercice de leur art : « La démarche de l’auteur de SF ressemble vraiment à une démarche entrepreneuriale. Le raisonnement qui consiste à dire « où allons-nous nous retrouver si je pose tels postulats ? », c’est la question que se pose l’entrepreneur à chaque instant de sa vie professionnelle : « où sera l’entreprise dans deux, trois, cinq, dix ans si je prends telle décision ? » La science-fiction fonctionne sur un mode de pure logique, même si le lecteur a souvent l’impression qu’elle relève purement du domaine imaginaire. Avoir pour hobby un genre littéraire qui vous conduit à entraîner votre esprit à ce qui est votre métier ne me paraît pas absurde du tout.
Au demeurant, les entrepreneurs doivent exercer leurs capacités de création et d’imagination. « [14].

Enfin, dernière vertu de la science-fiction que nous évoquerons ici mais non des moindres, celle-ci représente un espace de simulation de la cohérence qui fait souvent défaut. Elle permet de travailler des enchaînements logiques, des chaînes d’impacts possibles, à l’instar des scénarios de la prospective du type « what if ?  » (Que se passerait-il si ? ). 

En ce sens, la science-fiction est proche de la prospective, cette forme de pensée du futur, née en France au milieu des années cinquante, qui a pour vocation de préparer les stratégies et de donner à voir les futurs possibles et les avenirs souhaitables. A l’affût des tendances et des signaux faibles, la prospective exploratoire permet d’anticiper, de discerner ce que pourraient être les linéaments de prochains futurs. En ce sens, elle ne s’autorise pas la liberté créatrice de la science-fiction, mais elle travaille sur les mêmes objets : les invariants, les facteurs structurants de l’évolution, les enchaînements logiques, les risques majeurs susceptibles de transformer durablement notre paysage global.
La prospective normative se différencie de la précédente par sa recherche des voies d’avenir acceptables, sinon souhaitables, et des moyens de les réaliser (on parle alors de prospective opérationnelle lorsqu’elle est très orientée vers l’action). Ces deux formes ont en commun d’aider à comprendre le réel et les évolutions en cours et à moyen terme. Non seulement elles décrivent, mais elles expliquent, en cherchant à donner du sens à ce qu’elles observent et préconisent. 

L’articulation avec l’innovation devient alors évidente ; la science-fiction cherche dans l’ailleurs ce que la prospective cherche dans l’avenir : une autre manière de penser le monde pour le transformer, peu à peu, en un univers dans lequel l’homme qui y vit serait plus heureux. 
En toute liberté mais aussi en toute responsabilité, elles nous donnent à voir et surtout à oser.



Fabienne Goux-Baudiment est Directeur de proGective, Centre Privé de recherche, étude et conseil en prospective ; Présidente de la World Futures Studies Federation (2005-2009) ; membre professionnel de la WFS et de APF.

[1] CHRISTOFOL Hervé, RICHIR Simon, SAMIER Henry (sous la dir. ), L’innovation à l’ère des réseaux, éd. Hermès, 2004.
[2] REMY Jacqueline, « Le futur, tout de suite », L’Express n° 2572, 19/10/2000
[3] KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 [1962]
[4] CHANGEUX Jean-Pierre, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
[5] Voir le texte de Laurent LAFFORGUE sur la situation actuelle de l’enseignement : http : //www. ihes. fr/%7elafforgue/dem/courriel. html
[6] GOUX-BAUDIMENT Fabienne, « Prospective et Innovation : fertilisation croisée », in CHRISTOFOL Hervé, RICHIR Simon, SAMIER Henry (sous la dir. ), L’innovation à l’ère des réseaux, opus cit.
[7] LAMBERT Christophe, La société de la peur, Paris, Plon, 2005, 198 pages

[8] EDELMAN Nicole, Histoire de la voyance et du paranormal : du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, coll. HISTOIRE, 2006, 265 pages

[9] FONTAINE Frédéric, La science-fiction. Paris : Editions Milan, coll. Les Essentiels, 1996, 64 pages.
[10] Celle des ASIMOV, BENFORD, HEINLEIN, BRADBURY, CLARKE, FARMER, VAN VOGT…
[11] voir l’article de Cédric GRIMOULT, Quand la science-fiction précède la science, consultable sur http : //etc. dal. ca/belphegor/vol5_no1/articles/05_01_Grimoult_scienc_fr. html
[12] BENFORD Gregory, Postface in Fondation en péril, Paris, Presses de la Cité, 1997, p. 582
[13] GRIMOULT Cédric, opus cit. : « la littérature est l’une des manières – différente mais complémentaire de la science – de chercher « .
[14] voir l’interview de Michel PEBEREAU (PDG de BNP Paribas) dans le quotidien Les Echos du 19 mars 2001 : « L’auteur de SF raisonne comme un entrepreneur » (propos recueillis par Daphné MATTHIEU, Les Echos n° 18365 du 19 Mars 2001, page 67).