Par Christine Afriat- Vice-Présidente de la SFdP

 

La prospective n’est ni une doctrine, ni un système. Elle est une réflexion sur l’avenir, qui s’applique à en décrire les structures les plus générales et qui voudrait dégager les éléments d’une méthode applicable à notre monde en accélération …Elle ne veut pas deviner, mais construire…. Ce qu’elle préconise, c’est une attitude pour l’action. Se tourner vers l’avenir, au lieu de regarder le passé, n’est donc pas simplement changer de spectacle, c’est passer du « voir » au « faire » … Prendre l’attitude prospective, c’est se préparer à faire.[1]

Ce texte s’intéresse à la première période de la Prospective. Celle que nous pouvons qualifier d’humaniste.

Née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la prospective s’est rapidement étendue hors du sein de l’Etat pour investir l’entreprise et s’est positionnée dans le champ de la stratégie. Parallèlement, l’importance du facteur humain dans les dynamiques de changement a provoqué la prise de conscience de la nécessité d’une plus grande appropriation des acteurs dans les démarches prospectives, en complément des principes d’anticipation et d’action.

Il est important de rappeler qu’après 1945, la France est dirigée par son administration qui contrôle l’énergie, les transports, les télécommunications, les grandes banques et assurances, le logement et la construction, l’urbanisme, l’agriculture… De ce fait, l’administration est confrontée à des choix concernant la réalisation d’équipements ou d’infrastructures par exemple et a besoin de lieux de réflexion. Le Commissariat Général du Plan s’appuie ainsi sur deux organismes de prévision : l’INSEE et le SEEF[2]. Il s’agit de répondre à une situation de retard économique et de pénurie. Le premier plan de modernisation et d’équipements (1946-1952), impulsé par Jean Monnet, devait faire redémarrer l’outil de production et satisfaire les besoins essentiels de la population : élévation du niveau de vie et amélioration des conditions d’habitat et de la vie collective étaient les objectifs recherchés.

La prospective émane à la fois de l’Etat planificateur et d’initiatives de précurseurs, dont les plus fameux sont Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel et Jean Fourastié qui vont être à l’origine de collectifs de prospective.

Gaston Berger définit les fondements de la prospective comme une philosophie de l’action et identifie davantage les conditions nécessaires à la prospective (voire large, loin et profond, prendre des risques et penser à l’homme) qu’il n’en détaille des méthodes qui restent selon lui à définir.

 

L’attitude prospective selon Gaston Berger

Voir loin Le caractère principal de l’attitude prospective consiste évidemment dans l’intensité avec laquelle elle concentre notre attention sur l’avenir. On peut être tenté de croire que c’est là quelque chose de bien ordinaire. Rien cependant n’est moins fréquent. Comme l’écrivait Paul Valéry, « nous entrons dans l’avenir à reculons ». Parce que demain prolonge aujourd’hui, nous sommes tentés de croire qu’il lui ressemblera. L’étude du futur n’a pas encore été systématiquement entreprise. C’est seulement il y a peu d’années que certaines grosses firmes industrielles ont ouvert à côté ou au-delà de leurs services de prévision des « départements du futur » ou des « bureaux des hypothèses » où l’on s’applique à dessiner d’une manière aussi rationnelle que possible, les divers visages que pourrait prendre le monde de demain. Le changement comme tel commence à retenir l’attention. D’une manière un peu hésitante et avec les incertitudes du vocabulaire qui sont inévitables dans toute recherche neuve, Ronald Lippitt, Jeanne Watson et Bruce Westley étudient « la dynamique du changement » lorsque celui-ci est voulu et préparé par l’homme. Fortement influencés par les idées de Kurt Lewin, ils présentent de suggestives remarques qui seront certainement des éléments importants pour construire une théorie générale du changement, dont le besoin se fait grandement sentir. L’attitude prospective ne nous tourne pas seulement vers l’avenir. Il faut ajouter qu’elle nous fait regarder au loin A une époque où les causes engendrent leurs effets à une vitesse qui ne cesse de croître, il n’est plus possible de considérer simplement les résultats immédiats des actions en cours. Notre civilisation est comparable à une voiture qui roule de plus en plus vite sur une route inconnue lorsque la nuit est tombée. Il faut que ses phares portent – de plus en plus loin si l’on veut éviter la catastrophe. La prospective est ainsi essentiellement l’étude de l’avenir lointain. L’expérience a déjà montré que la tentative n’était pas absurde et que les résultats ne manquent pas d’intérêt. Un industriel, frappé par certaines de nos suggestions, réunit un jour les six directeurs de ses grands services et leur demanda de lui préparer un rapport sur ce que seraient, vingt-cinq ans plus tard, les domaines dont ils avaient la responsabilité. Ceux à qui l’on demandait un aussi curieux travail furent d’abord surpris, puis réticents et sceptiques. Pour ne pas contrarier le grand patron, ils cédèrent cependant à la demande qui leur était faite et préparèrent les rapports demandés. Certains de ceux-ci furent d’une très haute valeur. Ce qui est plus remarquable est qu’ils étaient parfaitement convaincants tout en étant originaux. Ce qu’ils disaient était évident et pourtant nouveau: simplement, on n’y avait pas songé : dans l’avenir comme dans le présent il y a plus de choses à « voir » qu’on ne suppose. Encore faut-il vouloir regarder… Il ne faut pas croire d’ailleurs que la prospective ne puisse donner que de faibles assurances. Comme elle ne cherche pas à prédire, et qu’elle ne s’intéresse pas aux événements mais aux situations, elle n’a pas à fournir de dates, ou si elle en indique c’est avec une très large approximation. Aussi peut-elle atteindre un degré élevé de certitude. C’est que les prévisions ont plus de chances d’être exactes lorsqu’elles portent sur une période longue que sur une période courte. « La prévision économique, remarque François Bloch-Lainé, alors qu’elle est encore à ses débuts et mal assurée, n’est, en général, sollicitée que sur le sujet qui est, pour elle, le plus périlleux : la conjoncture à très courte échéance. Pour l’économiste, en effet, rien n’est plus difficile que d’avoir à pronostiquer l’évolution de la bourse, voire celle des prix ou de la trésorerie publique…. Les quelques chercheurs en économie politique dont les curiosités rencontrent celles des hommes d’action sont mis par eux à l’épreuve là où ils peuvent le moins les satisfaire. D’où les déceptions qui les séparent après des tentatives de rapprochement. La prospective conviendrait mieux à leur coopération. » Dans beaucoup de cas, on peut indiquer avec plus de certitude une tendance générale que la date et l’intensité d’un événement particulier. Si nous. disons par exemple qu’en France nous allons vers une diminution des heures de travail, ou encore si nous disons que les besoins de « culture » vont augmenter dans l’ensemble du monde, nous énonçons des jugements dont l’intérêt n’est pas négligeable et dont la probabilité est bien plus élevée que celle de jugements portant sur la valeur de telles ou telles mesures pour faire baisser les prix ou pour encourager l’exportation. Il ne s’agit pas ici, précisons-le, de méconnaître ou de sous-estimer les prévisions à court terme. Il est capital, au contraire, qu’elles se multiplient et qu’elles continuent à perfectionner leurs procédés et à affiner leurs méthodes. Il ne s’agit pas de choisir entre prévision et prospective, mais de les associer. Chacune exige l’autre. Il faut, à la fois, savoir dans quelle direction l’on marche et s’assurer de l’endroit où l’on va poser le pied pour le prochain pas.

Voir large Dans les affaires humaines, toute action, comme toute décision, est synthétique. Elle intègre tous les éléments antérieurs. Cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de vues lointaines et que l’on vit, comme à présent, dans un monde où l’interdépendance ne cesse de croître. Les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses si l’on oublie qu’elles sont abstraites. Pour dépasser les vues étroites des spécialistes et décrire d’une manière concrète une situation éloignée dans l’avenir, rien ne vaut le colloque entre hommes d’expérience, ayant des formations et des responsabilités différentes. Il ne convient pas d’imaginer ici une sorte de super spécialiste qui serait chargé de réunir les informations recueillies par diverses équipes de statisticiens ou de chercheurs. Il faut que des hommes se rencontrent et non que des chiffres s’additionnent ou se compensent automatiquement. Les documents agiront à travers ceux qui s’en seront nourris et qui pourront en livrer le sens. Et de cette confrontation entre les vues personnelles d’hommes compétents se dégagera une vision commune qui ne sera pas de confusion, mais de complémentarité.

Analyser en profondeur Les procédés les plus fréquemment utilisés pour suggérer ou justifier les décisions entrent généralement dans l’une des catégories suivantes : l’action envisagée invoque un précédent, s’appuie sur une analogie ou  sur une extrapolation.
Précieux pour suggérer des hypothèses, ces comportements ont aussi l’avantage de nous épargner la perte de temps à laquelle nous obligerait la décision peu raisonnable de tout soumettre à l’analyse. Il faut savoir utiliser l’habitude puisqu’elle nous libère des travaux de routine et rend notre esprit disponible pour les inventions indispensables.
Mais dans un monde en accélération, l’habitude voit son domaine légitime se restreindre singulièrement. Le précédent n’est valable que là où tout se répète. L’analogie ne se justifie que dans un univers stable où les causes profondes se trouvent engagées dans des formes extérieures aisément reconnaissables. Quand les transformations sont négligeables ou très progressives, les mêmes ensembles complexes se maintiennent longtemps et les surprises ne sont pas trop à craindre. Mais quand tout change vite, les ensembles se désagrègent… Quant à l’extrapolation, elle se contente de prolonger la tendance actuelle qui n’est que la résultante des causes profondes. Croire que tout va continuer sans s’être assuré que ces mêmes causes continueront à agir est un acte de foi gratuit.
C’est donc à une analyse en profondeur que la prospective doit se livrer. Recherche des facteurs vraiment déterminants et des tendances qui poussent les hommes dans certaines directions, directions sans que toujours ils s’en rendent bien compte. Dans l’équipe dont nous parlions plus haut et où des hommes mettent en commun les expériences qu’ils ont vécues et les compétences qu’ils ont acquises, une place doit être faite aux philosophes, aux psychologues, aux psychanalystes. Ils nous rappelleront qu’on ne doit pas toujours juger l’homme sur ce qu’il dit, ni même sur ce qu’il fait – car ses actes le trahissent plus souvent qu’ils ne l’expriment. La même recherche des causes devra inspirer les analyses économiques et sociales. On ne peut plus se fier aux indices extérieurs qui se sont montrés autrefois révélateurs. C’est dire que la prospective est tout autre chose qu’un recours à la facilité. Elle suppose une extrême attention et un travail opiniâtre. Elle est le contraire même du rêve qui, au lieu d’amorcer l’action, nous en détourne, puisqu’il nous fait jouir en imagination d’un travail que nous n’avons pas accompli. La vision prospective n’est pas un don gratuit, elle est une récompense semblable, en cela à l’intuition bergsonienne, qu’on a souvent mal comprise et qui n’est que l’aboutissement d’un long travail d’analyse. La simplicité se conquiert.

Prendre des risques Prévision et prospective n’emploient pas les mêmes méthodes. Elles ne doivent pas non plus être mises en œuvre par les mêmes hommes. La prospective suppose une liberté que ne permet pas l’obligation à laquelle nous soumet l’urgence. Il arrive aussi assez fréquemment que des actions à court terme doivent être engagées dans – une direction opposée à celle que révèle l’étude de la longue période. Les exécutants doivent les conduire avec vigueur, mais, à l’échelon le plus élevé, les chefs responsables savent calculer l’importance de ces accidents et leur donner leur place exacte dans l’ensemble des événements. La différence des engagements fait que l’investigation prospective peut-être – doit être – hardie. Les horizons qu’elle fait apparaître peuvent nous amener à modifier profondément nos projets à long terme. Les actes que nous envisageons alors se prépareront cependant à loisir et nous pourrons, en cours de les modifier pour les adapter aux circonstances. La prévision à court terme conduit au contraire à des décisions immédiatement exécutables et nous engage souvent d’une manière irréversible. Ainsi la liberté de nos vues prospectives doit-elle s’accompagner d’une sage prudence dans nos réalisations immédiates. Ainsi Descartes recommandait-il déjà de tout soumettre au doute et d’accorder à l’esprit une liberté absolue, mais, « les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai », il s’en remettait pour les décisions immédiates à la prudence, à la modération et aussi à la constance de sa morale provisoire.

Penser à l’homme A bien des points de vue, la prospective ressemble à l’histoire… L’une et l’autre portent sur des faits qui, par essence, ne sont jamais donnés : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, tous deux sont hors de l’existence. Comme l’histoire aussi, la prospective ne s’attache qu’aux faits humains. Les événements cosmiques ou les progrès de la technique ne l’intéressent que par leurs conséquences pour l’homme. Nous ne prétendons, pas que l’homme soit « a mesure de toutes choses » Dans les études prospectives, c’est lui, du moins, qui donne l’échelle.

La France, après la guerre, est en pleine reconstruction. Cette période se caractérise par une croissance économique, le progrès technique, le plein emploi et l’ascension sociale.

Progressivement va se mettre en place un triangle Etat‐experts-grands industriels. C’est une caractéristique de cette époque que l’on peut qualifier de collégialité. Dans cette première période, les principes de la prospective se diffusent dans différents milieux :

– Celui de l’administration, dans lequel les travaux du Commissariat Général au Plan, sous l’influence de Pierre Massé, occupent une place de premier plan. En définissant des objectifs quantitatifs ou qualitatifs définis d’un commun accord entre les partenaires sociaux, il s’agissait d’orienter les investissements dans les secteurs prioritaires pour la croissance. À cet égard, on peut qualifier ce moment comme un « réducteur d’incertitudes », selon la formule de Pierre Massé[3].

A titre d’illustration retenons le travail « Réflexions pour 1985 » que Pierre Massé a confié à Pierre Guillaumat dans la perspective de la préparation du Vème plan. L’originalité du travail résidait fondamentalement dans le souhait de donner la préséance au qualitatif sur le quantitatif.

Réflexions pour 1985 [4]

Pierre Massé crée, au début des années 60, un groupe de prospective dont le but d’étudier, sous l’angle des faits porteurs d’avenir, ce qu’il serait utile de connaître de la France de 1985 pour éclairer les orientations générées du Vème Plan. L’étude prospective demandée au Groupe de Travail lui a permis d’extraire du champ des possibles quelques figures de l’avenir intelligibles pour l’esprit et utiles pour l’action. Ces figures de l’avenir destinées à guider les décisions sont un composé de probable et de souhaitable. Il s’agit moins en effet de deviner hasardeusement le premier, que de préparer efficacement le second : un souhaitable qui apparaisse plausible à l’esprit prospectif et qui devienne probable pour une société attachée à sa réalisation. Ces traits caractéristiques de l’attitude humaine envers le futur, doivent rester présents à l’esprit du lecteur. Il ne s’agissait pas de prophétiser, moins encore de construire une perspective ordonnée, de tracer une sorte de carte géographique des routes vers le futur, l’avenir ne se dépouillant d’une incertitude essentielle qu’au moment d’entrer dans le passé. A côté des tendances « lourdes » qui caractérisent, par exemple, l’accroissement de la population, – et encore toutes les conséquences mal prévisibles du droit d’établissement prévu par le Traité de Rome -, il existe des « faits porteurs d’avenir », qui peuvent infléchir plus ou moins brusquement l’évolution antérieure, et dont la recherche faisait expressément partie de la mission dévolue au Groupe. Ce qui a été dit plus haut explique d’autre part l’importance donnée par le document aux orientations volontaires de notre développement. Certes, le Groupe a estimé qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur des options nationales majeures relevant du pays tout entier, qu’il s’agisse de la politique extérieure, de la puissance militaire ou des préférences de structures. Il a mis l’accent, en revanche, sur la nécessité de préparer une économie et une société nouvelles, où les notions de dimension, de mobilité, de promotion, d’esthétique, de participation… prendront une importance beaucoup plus considérable que dans le passé. Dans cet esprit, la prospective et la planification ont été, et continueront sans doute, d’aller à la rencontre l’une de l’autre la première en concentrant son attention dans le présent, la seconde en dressant, a l’aide et au-delà de ses analyses à moyen terme, une sorte de questionnaire sur l’avenir de l’homme, du progrès technique, de la croissance économique, des fins du développement, du concert entre les nations.

Un profond changement s’opère, à la suite de ces travaux, dans l’appréhension de l’avenir en dépassant les projections macro-économiques. Une articulation entre la planification, qui permet à l’aide des analyses à moyen terme une interrogation sur l’avenir de l’homme, et la prospective, qui en permettant la focalisation sur les propriétés du futur, facilite les décisions à prendre dans le présent, se met en place. L’émergence de la prospective est en effet indissociable de la politique des Etats qui se renforce dans la planification économique et sociale en France comme en Europe ou encore au Japon.

Les rapporteurs ayant exprimé le souhait que les administrations comme les organisations professionnelles puissent créer des centres de réflexions prospectives, des cellules de prospective furent créées aux ministères des Affaires étrangères (Centre d’analyse et de prévision, sous la direction de Thierry de Montbrial), de la Défense nationale (Centre de prospective et d’évaluation et de l’Industrie).

– Celui des experts, conscients que toute organisation se trouve face à un environnement dont les comportements sont aléatoires, qui se lancent dans cette activité intellectuelle impliquant la capacité de discerner, derrière le visible, les facteurs qui conditionnent réellement le changement. Pour ces derniers, la prospective peut aider un public éclairé à prendre conscience de l’importance et de l’originalité que revêtent les problèmes du futur. Elle occupe une place de choix parmi toutes les attitudes sérieuses à l’égard de l’avenir.

Les travaux les plus marquants sont ceux du Centre International de Prospective (CIP), la Société internationale des Conseillers de Synthèse (SICS), Futuribles et Le Centre de réflexion des chefs d’entreprise (CRC).

Le Centre international de Prospective

Gaston Berger a créé en 1957 le Centre International de Prospective, sur la base d’un constat : les décisions s’inspirent trop du passé, qui pourtant ne contient ni ne préfigure l’avenir. Son objectif est triple. Cette création répond à la nécessité de créer une réalité collective qui soit à la fois reconnue et fédératrice d’énergies. C’est la reconnaissance que la prospective s’incarne dans l’action. Elle permet d’expérimenter le concept et la pratique de la prospective va être reconnue à travers des règles identifiées dans les statuts[5]. Gaston Berger va pouvoir ainsi clarifier les fondements de la prospective dans son acceptation française. Pour lui, la prospective permet de déterminer les conditions générales dans lesquelles l’homme se trouvera placé dans les années à venir, de manière à faire des choix éclairés. Le CIP conduit des travaux afin de comprendre les problèmes que peuvent poser les conséquences économiques, sociales et politiques de l’évolution du monde.

La société internationale des Conseillers de synthèse

La société internationale des conseillers de synthèse est créée en 1947 par le docteur André Gros, proche de Gaston Berger. L’objectif était de réunir un petit nombre de personnes capables de travailler en équipe, représentant un échantillon de disciplines et de responsabilités diverses : chercheurs, entrepreneurs… Il s’agissait de trouver la complémentarité entre prévision et prospective. Ce centre, dans un premier temps français devait rapidement avoir une dimension internationale.

Futuribles

Bertrand de Jouvenel a proposé en 1960 à la Fondation Ford[6] de financer le « Projet Futuribles » ayant pour but de « discuter l’évolution des institutions politiques en Europe. Il s’agissait de démontrer que la réflexion sur l’avenir est une priorité en ces temps de bouleversements accélérés, si les dirigeants veulent garder une liberté de choix et de décision. Futuribles a d’abord été créé sous la forme d’un « Comité international » formé d’une vingtaine d’intellectuels de différents pays (États-Unis, France, Royaume-Uni, Japon, Inde…) et de diverses disciplines (sciences politiques, économie, sociologie, sciences et techniques…). De 1960 à 1965, le « Comité International Futuribles » publie une cinquantaine d’essais de prospective (publiés alors dans les Bulletins de la SEDEIS) et organise des grandes conférences internationales (Genève, Paris, New Haven…). En 1967 est créée l’Association internationale Futuribles (association sans but lucratif, loi de 1901) sous la présidence initiale de Bertrand de Jouvenel, puis très rapidement de Pierre Massé.

Le Centre de réflexion des chefs d’entreprise

Sur l’initiative d’André Gros, le CNPF crée en 1953, le Centre de réflexion des chefs d’entreprise. Son Président Georges Villiers voulait engager une action de formation des chefs d’entreprise. Trois préoccupations étaient à l’origine de cette création : le monde patronal doit s’ouvrir à l’évolution de la société, aux autres pays et il a besoin d’un renouveau intellectuel. Pour l’objet qui nous préoccupe, c’est l’impulsion apportée par Gaston Berger avec la prospective qui marque une approche optimiste et ouverte sur l’avenir. Chefs d’entreprise, scientifiques, universitaires, représentants des milieux culturels et sociaux… prennent ainsi l’habitude de travailler ensemble. Dans les années 60, le CRC entre dans une période nouvelle. Désormais l’organisation de l’entreprise, la relation entre l’économie et les personnes, le dialogue social, sont de nouveaux centres d’intérêts. Des membres du CRC s’expriment dans la presse pour l’ouverture, la libre circulation des hommes, des idées et des biens, le rôle de l’entreprise dans la Cité…En 1975, le CRC devient l’Institut de l’entreprise.

– Le dernier milieu est celui des grandes entreprises. De la prospective générale, les entreprises se retrouvent dans la prospective appliquée. La réflexion sur le futur n’est pas seulement l’œuvre d’individualités mais d’entreprises, publiques et privées. La prospective acquiert une légitimité auprès d’elles. C’est la prospective tournée vers l’action. Il faut bien remarquer que l’intérêt des dirigeants pour la prospective est suscité à la fois par le Centre international de prospective de Gaston Berger, qui met en réseau, à partir de sa création en 1957 et selon une règle non écrite des trois tiers, des chefs d’entreprises, des hauts fonctionnaires et des universitaires pour réfléchir sur l’avenir, et à la fois par le projet Futuribles. Rappelons également l’existence du Centre de réflexion des chefs d’entreprise.

La Prospective chez Kodak Pathé portée par la conviction de son président[7]

Alfred Landucci, directeur des recherches de Kodak, puis président de Kodak‐Pathé en France, a permis à la prospective de s’appliquer au monde de l’entreprise. L’origine de la démarche prospective dans l’entreprise est une interrogation du président « Que sera la photographie dans vingt ans ? ». Alfred Landucci était persuadé que tout un pan de la photographie classique allait disparaître. Pour lui, avoir l’esprit de prospective, c’est avoir l’esprit ouvert sur le futur. C’est ajouter à la dimension de l’espace où l’homme évolue la coordonnée du temps et lui donner une importance considérable. C’est se mettre en devoir d’inventer, de faire des hypothèses, de façon aussi scientifique que possible, sur ce qui risque d’arriver dans 20, 30 ou 40 ans, à condition que l’on s’y efforce. Cette attitude, cette recherche des hypothèses valables, qui permettent de prendre, dès maintenant, les options nécessaires pour qu’elles se réalisent, peut s’appliquer aux grands problèmes qui concernent toute l’humanité tels que l’interpénétration des diverses civilisations et l’aide que chacune peut apporter aux autres. Mais il n’est pas moins utile de la tourner vers d’autres domaines, de moindre envergure. L’effort de prospective s’y révèle tout aussi nécessaire. C’est cette conviction qui a amené Alfred Landucci à se tourner vers la prospective afin d’envisager le devenir d’une entreprise industrielle. En essayant de « faire une prospective » qui lui soit appliquée, il espérait ouvrir la voie à des études ultérieures qui pourront rejoindre un jour des problèmes généraux.

Alors que la prévision cherche à donner une idée des événements probables auxquels il faudra s’adapter, la prospective cherche à fixer des objectifs possibles auxquels il faudra parvenir. La différence déjà considérable pour l’observateur devient essentielle pour l’homme d’action. Car celui-ci a justement la vocation d’intervenir dans l’événement au lieu de le subir. Son efficacité bouleverse ou infléchit la prévision, basée sur l’idée qu’un phénomène va se dérouler dans le temps « toutes choses égales d’ailleurs ». Or, si l’intervention humaine dans les phénomènes pose, au niveau politique, comme l’ont montré Gaston Berger et Pierre Massé, les problèmes ardus des fins et des moyens, l’industriel qui vise la productivité de l’entreprise et la satisfaction de besoins précis se trouve assez bien placé pour sa recherche prospective. Alfred Landucci recherchait également la construction de rapports de confiance entre l’université, l’administration et le monde industriel.

La démarche prospective 

Une étude prospective a été initiée en partant de l’interrogation suivante « Que sera l’entreprise dans 20 ou 25 ans dans les domaines : Commercial, Recherche, Personnel, Administration (ou gestion) ? ». Le domaine de la Production n’a pas été retenu car la Production dérive à la fois du domaine commercial en tant que moteur des études de marchés, et de celui de la Recherche en tant que moteur d’idées nouvelles. Pour réaliser cette étude, des petites équipes de quatre ou cinq personnes, toutes spécialisées dans chacun de ces secteurs, ont été constituées. Après une sensibilisation à la prospective, elles se sont lancées dans l’aventure. Après un an de réflexion, un « essai sur l’avenir lointain de l’entreprise dans telle ou telle partie de ses activités » a été produit. Cette étude met en avant quatre facteurs qui vont conditionner le développement de ce marché. Ils sont repris quasiment in extenso ci-après.

Premier facteur : la miniaturisation et la maniabilité des outils permettant la prise de vues. Valéry dans des pages célèbres, a montré comment des conceptions différentes du monde étaient associées dans l’histoire des civilisations à l’intention de différents appareillages, qui modifiaient les modalités de prise de contact entre l’homme et la nature. Des outils prolongent et multiplient le pouvoir qu’il exerce sur elle. La commodité d’emploi des outils est un élément important de ce pouvoir, elle lui permet de correspondre plus ou moins facilement aux besoins. Si la possibilité de « découper » en quelque sorte, par la photographie, une tranche d’espace ou de temps et de la préserver de la disparition en la fixant une fois pour toutes hors de l’espace et du temps, correspond à un besoin fondamental, la difficulté actuelle de réalisation de ce « sauvetage » s’oppose à sa généralisation. C’est pourquoi il faut des appareils de moins en moins encombrants, d’un maniement de plus en plus simple grâce à des réglages moins nombreux ou complètement automatisés. Il faut des objectifs à focales multiples, il faut des films plus rapides et à plus grande latitude de pose, permettant d’obtenir de bons documents dans quelque condition d’éclairage que ce soit.

Deuxième facteur : il faut réduire, si possible à zéro, les délais séparant la prise de vues et l’obtention du document final. Dans certains cas même, cette obligation est impérative (par exemple dans le domaine médical ou dans celui de l’information).

Troisième facteur : il faut des procédés de stockage et de classement simples et automatiques. L’expérience des photographes amateurs en témoigne. Une photographie défraîchie et cassée au fond d’un tiroir n’est pas une photographie. A quoi bon donc créer ce qui ne sera plus ? Par ailleurs, il faut penser aux pays en voie de développement qui n’ont ni bibliothèques, ni musées, ni archives. Pour eux la photographie devient une nécessité absolue de « rattrapage ».

Quatrième facteur : le développement futur de la photographie et du cinéma de format normal ou substandard sera fortement influencé par le développement des techniques audiovisuelles d’enseignement. Des millions d’hommes (et pas seulement dans les pays techniquement sous-développés) aspirent au savoir au moment même où celui-ci éclate dans des directions chaque jour plus nombreuses et plus élaborées. Cette contradiction définit une exigence : celle d’améliorer l’efficacité des processus par lesquels ils accéderont à ce savoir. Or c’est aujourd’hui un fait d’expérience, l’utilisation conjointe de l’ouïe et de la vue donne à tout apprentissage, à tout enseignement, à toute conquête des connaissances, une efficacité nouvelle par rapport à celle que peuvent avoir, séparément, la même vue ou la même ouïe, au cours d’un enseignement ex cathedra ou d’une lecture.

Pour conclure, évoquons simplement une perspective à long terme dans un domaine aujourd’hui étranger à la photographie et au cinéma d’amateur, mais qui, demain peut-être, sera confondu avec lui : celui de la reproduction des documents et des œuvres de l’homme, et du vieillissement ou de la disparition de ces documents et de ces œuvres une fois photographiés. La reproduction photographique de documents ou d’œuvres ne prendra son plein développement que le jour où un procédé permettra de garantir une survie pratiquement éternelle à un tel enregistrement. Que l’on songe à la masse invraisemblable des archives officielles ou privées, aux échanges de documents entre les bibliothèques de tous ordres qu’il sera alors possible de réaliser. Les guerres ont détruit les bibliothèques de Louvain, de Bruges ou de Rouen, mais elles survivent aujourd’hui, en matière de philosophie médiévale, dans les collections de divers instituts. Abou-Simbel disparaîtra peut-être sous les eaux du barrage d’Assouan, mais ses statues et ses fresques survivront pour toujours dans la mémoire des hommes grâce aux relevés photographiques qu’on en fait en ce moment. C’est ce que la technique nous permettra de faire demain, et pour toujours, pour tous les monuments valables où s’exprime la pensée de l’homme et sur tous les plans où il exerce son pouvoir.

Une prospective « humaniste »

 Dans cette première période, la prospective est perçue comme un instrument d’exploration du futur et d’action en particulier par sa fonction d’aide à la prise de décision. Pour Pierre Massé, la prospective est moins un instrument de connaissance qu’un auxiliaire de l’action[8]. Il distingue la prospective générale et la prospective appliquée, au sens de l’effort de connaissance accompli en vue d’un projet[9]. Cette dernière a pour première tâche de définir ce qu’il serait utile de connaître de l’avenir au regard de la décision à éclairer.

C’est une prospective plus sociétale, plus humaniste, plus globale qu’aux Etats‐Unis. Pour Gaston Berger, il est très important de faire réfléchir ensemble des personnes d’horizon divers. Son objet principal était de former les décideurs, de nourrir des échanges pluridisciplinaires. Gaston Berger, de par son parcours (philosophe, chef d’entreprise, haut fonctionnaire) était le contraire du technocrate. Alors que la prospective, à l’étranger, a eu tendance à devenir peut-être une technique technocratique. Selon Jacques Lesourne [10] « La tradition humaniste française a fait accepter, plus qu’aux Etats-Unis, que ce n’est pas parce que des variables qualitatives ne rentrent pas dans des modèles simples qu’elles n’ont pas d’influence sur l’avenir. Dès le début, c’est l’idée d’une ouverture. C’est une des caractéristiques qui, effectivement, a un peu distingué l’approche française de l’approche américaine. L’approche américaine est plus dans la ligne de construction de modèles de l’économie – les Américains ont joué un rôle essentiel dans l’invention des modèles macro-économiques, des modèles de relations interindustrielles-, permettant d’examiner les conséquences d’hypothèses en changeant les paramètres. C’est une approche plus restreinte de la prospective ».

[1] Gaston Berger, Méthodes et résultats, Prospective n°6, novembre 1960 ;

[2] SEEF : Service des Etudes Economiques et Financières du ministère des finances.

[3]  Le Plan ou l’anti-hasard, Pierre Massé, Idées, 1966 ;

[4] Réflexions pour 1985 publié en 1964 à la Documentation française. Le Groupe présidé par Pierre Guillaumat a rassemblé entre autres Eugène Claudius Petit, Marcel Demonque, Jean Fourastié, Bertrand de Jouvenel, Philippe Lamour et Gérard Levard.

[5] Fabienne Goux-Baudiment « Une nouvelle étape du développement de la prospective : la prospective opérationnelle », thèse, 2001 ;

[6] Fondation américaine qui participait activement à la reconstruction tant matérielle qu’intellectuelle de l’Europe de l’Ouest.

[7] Revue Prospective, cahier n°6, nov.1960.

[8] Pierre Massé, Prévision et prospective, revue Prospective, 1959 ;

[9] Pierre Massé, L’esprit prospectif et l’application, revue Prospective, Cahier n°10, déc. 1962 ;

[10] Jacques Lesourne, Prospective, encyclopédie économique, Economica, tome 1, 1990.