« L’entreprise demain »
- L’entreprise : déconstruction d’une notion
Depuis la révolution industrielle, avec la généralisation des grandes fabriques et manufactures d’industrie, l’apogée des grandes maisons de commerce, et la naissance des marques modernes ; puis surtout depuis les 30 glorieuses, avec la généralisation de la firme américaine, nous nous sommes forgé une certaine idée de l’entreprise, comme notion implicite et immuable, que nous n’avons pas forcément questionnée depuis.
Cette notion floue mobilise plusieurs dimensions congruentes :
- Celle d’une construction ou d’une entité collective ; mobilisant capital et travail dans une recherche de production de richesses ;
- Celle d’une inscription et projection durable dans le temps ;
- Et découlant des deux précédentes, celle d’un destin, d’une trajectoire, ou plus prosaïquement d’une volonté de croissance et d’une stratégie.
Si nous devons décomposer cette notion, nous pouvons distinguer dans l’entreprise (et quelque soit sa forme juridique ou capitalistique) 3 dimensions, contradictoires, mais imbriquées :
- Une dimension d’investissement ; justifiant au passage la notion de capital, et donc fondant le capitalisme, quelles qu’en soient ses formes individuelles ou collectives ;
- Une dimension d’exploitation : aux deux sens du terme, celle des activités opérationnelles, du résultat d’exploitation, et celle de l’exploitation de ressources, naturelles, ou humaines (l‘exploitation au sens marxiste du terme) ;
- Et une dimension de développement, que l’on a longtemps appelé croissance, qu’on peut aussi aujourd’hui appeler développement durable.
En tant qu’organisation collective, productrice de richesses, et s’inscrivant dans la durée, l’entreprise est logiquement devenue une des institutions de base de nos sociétés occidentales
A ce titre, elle a engendré autour d’elle tout un système social, donnant naissance à la welfare society, puis nouant des liens étroits avec l’Etat-providence. Elle a justifié l’expansion conjointe de marchés commerciaux, régis par des droits (de propriété, de concurrence) et des instances de régulation nationales ou internationales.
Dans sa version paradigmatique, l’entreprise se trouve ainsi au cœur d’un système social conciliant entrepreneuriat et salariat à durée indéterminée, d’une part ; marchés libres et régulation juridique et sociale, d’autre part.
Après ce travail de décomposition et de précision de ce qu’est une entreprise, nous devons nous demander si nous ne vivons pas les prémisses d’un éclatement de cet agrégat de notions contradictoires, mais imbriquées ?
- L’entreprise dans son environnement : une dialectique ambivalente
De par sa double immersion dans les marchés d’une part, dans un système social d’autre part, l’entreprise subit logiquement les soubresauts ou évolutions de l’environnement dans lequel elle-même évolue.
Et ce d’autant que cet environnement ne s’arrête pas à définir les jeux de contraintes, de forces et d’opportunités que lui ouvrent ou imposent les marchés : autrement dit ce qui se passe à l’extérieur de l’entreprise.
Il s’invite également à l’intérieur même de l’entreprise, via les attentes, les refus ou l’investissement des femmes et hommes qui la composent : eux aussi évoluent dans l’espace et dans le temps.
Dans ce rapport inévitable et nécessaire à son environnement (et potentiellement fécond), l’entreprise va pouvoir s’investir selon trois dimensions pour partie contradictoires, pour partie complémentaires :
- Une dimension d’optimisation de son modèle économique, de son efficacité technologique et sociale, de son management, de sa productivité ou de son rendement, bref des paramètres de son exploitation ;
- Une dimension d’expansion et d’extension de sa sphère de légitimité commerciale et sociale : donc de réalisation et ressourcement de sa stratégie dans l’espace et dans le temps ;
- Une dimension, plus sombre, d’esquive : l’ensemble des stratégies et dispositifs par lesquelles elle vise à échapper aux contraintes de son environnement ou à les contourner : cette face sombre de l’entreprise, si elle n’en est pas constitutive, ne doit pas pour autant être ignorée oui sous-estimée ; elle recouvre l’évasion ou la fraude fiscales, les entorses aux droits commerciaux, sociaux, voire au droit pénal et aux règles de propriété.
Le rapport de l’entreprise à son environnement est donc porteur d’ambivalence, l’entreprise se construisant et menant son destin à la fois avec son environnement et contre lui : avec les ressources qu’il lui procure, et contre les règles, contraintes et limitations qu’il lui impose (ou tente de lui imposer).
- En quoi le monde contemporain comporte-t-il des raisons de remise en cause de la nature même de l’entreprise ?
Les facteurs de mutation de l’environnement contemporain sont par nature multiformes, et imbriqués.
On peut tenter de distinguer une bonne dizaine de grandes tendances auxquelles l’entreprise doit se confronter, ou se conformer. Sans souci de hiérarchisation, on peut les résumer comme suit :
- La mondialisation des marchés, ouvrant des espaces de développement inusités, mais introduisant une concurrence inédite, en régime de distorsion des droits et des avantages concurrentiels (qu’on pense aux règles de la concurrence ou aux conditions sociales des différentes zones géographiques mondiales).
- La dérégulation des marchés, ouvrant à diverses formes d’exploitation et de concurrence des marchés existants, voire ouvrant à de nouvelles formes de marchandisation (qu’on pense aux opérateurs virtuels en matière de téléphonie ou d’énergie ; ou aux plateformes de mises en relation commerciale).
- La financiarisation de l’économie, démultipliant les sources de financement des entreprises, mais les soumettant à une pression sur les rendements et/ou à des distorsions des horizons de rentabilité (qu’on pense aux modes de financement des start-up ou licornes, aux capitalismes d’état russe, chinois, ou moyen-orientaux…).
- La révolution numérique, support d’une dématérialisation des relations commerciales, et de certains services à valeur ajoutée, et leur conférant des facultés d’instantanéité et d’ubiquité, à l’échelle mondiale, donc déformant en cela l’espace et le temps du travail et de l’entreprise.
- L’épuisement des ressources environnementales, et le besoin de transition climatique, invitant l’entreprise à revoir profondément ses modes d’exploitation et de production, et plus généralement à redéfinir son insertion dans son environnement.
- La montée des attentes en matière de RSE (Responsabilité sociale et environnementale des entreprises), exprimant les injonctions issues de la société envers l’entreprise, qu’elles se traduisent par des obligations légales, ou des comptes à rendre sur un certain nombre de thématiques sociétales (qu’on pense à l’inclusion, au respect de la biodiversité, à l’éthique et aux devoirs de vigilances, à l’égalité femmes-hommes…).
- Le partage des richesses, questionnant la contribution de l’entreprise à la production ou à la réduction des inégalités ; mais aussi rétroéclairant le sens même de cette création et répartition de richesses.
- La nouvelle bureaucratisation, enserrant le travail et l’organisation de l’entreprise dans la résille mentale du reporting et de l’abstraction managériale, sur une base amplifiée par les ressources numériques.
- La question du sens au travail, et de la place du travail dans la vie, reformulée notamment depuis la pandémie du Covid-19, mais agrégeant également des interrogations portées par les jeunes générations, autant que par les perdants du système néolibéral (travailleurs pauvres, statuts préciares, populations invisibilisées du monde du travail).
- Le néo-taylorisme, l’intelligence artificielle, et les nouvelles formes de marchandisation du travail, disloquant potentiellement les tâches qui constituent usuellement un poste de travail, voire éparpillant les maillons qui constituent une organisation d’entreprise.
De par leur concomitance et l’ampleur mondiale de leur déploiement, cette dizaine de tendances maîtresses pose aux entreprises des questions qui vont, au moins pour partie, au-delà d’une simple et somme toute banale requête en adaptation.
C’est une redéfinition qui est en cause, du projet et de l’essence même de l’entreprise.
Des réponses différentes peuvent bien sûr être apportées à ces questions. Plus qu’à des choix d’efficience et d’opportunité, c’est à des choix éthiques, et de conception même du projet individuel ou collectif, que cette redéfinition appelle.
Si l’on veut resserrer la focale, on regroupera ces 10 tendances en 4 défis majeurs :
- Celui de la durabilité ;
- Celui de la justification sociale et du sens ;
- Celui de l’engagement des personnels ;
- Celui de la raréfaction des ressources naturelles.
- Différentes réponses possibles, définissant des modèles d’entreprises antagonistes
Schématiquement, on peut rapporter ces défis aux trois dimensions déjà évoquées comme caractéristiques du rapport de l’entreprise à son environnement.
- Certaines entreprises vont se concentrer sur leur dimension d’efficacité de leur modèle économique et de leur dispositif organisationnel. Pour ce faire, elles tenteront de remodeler leurs conditions d’efficience durable, en sécurisant leur accès aux ressources naturelles, en stimulant l’engagement de leurs salariés, en adoptant de nouvelles techniques de production et d’administration, en élargissant leurs marchés et en mobilisant un capital financier croissant. Par des stratégies d’adaptation, ces entreprises entendront relever le défi dans la forme classique de l’entreprise de capitaux, insérée dans des marchés concurrentiels, et recherchant des effets de taille et d’envergure propices à sa pérennité.
- D’autres vont au contraire sortir du cadre de l’entreprise comme forme collective pérenne. Elles joueront la carte de la dislocation de la forme juridique et (surtout) sociale de l’entreprise, d’une part, en adoptant une forme de société de projet à durée et portée limitée. Elles limiteront leur projet à l’exploitation immédiate (hic et nunc, à durée limitée) d’une ou plusieurs ressources qu’elle aura pu s’accaparer. Elles ne chercheront pas à s’intégrer dans leur environnement, mais au contraire à se déterritorialiser. Elles ne proposeront pas de contrat social, mais une contractualisation commerciale de la relation de travail. Enfin, elles chercheront à substituer leur logique (leur algorithme ; leur propre droit ou régulation de leur écosystème ; leur position monopolistique…) aux règles du jeu concurrentiel, commercial, ou même juridique que leur environnement tentera de leur opposer. Economiquement leur modèle reposera sur la prédation. Financièrement, il se rentabilisera d’abord par le rachat d’actions (plus encore que par les dividendes) et la distribution intégrale des fonds propres aux actionnaires à dissolution du projet.
- Une troisième sorte choisira de se justifier, en logique alternative, par des engagements qui la dépassent, au sens de son strict intérêt économique. Leur définition de l’entreprise reposera sur une éthique, une vision, un dessein, une proposition de sens. Son organisation concrétisera ces valeurs, en engagements et renoncements. Son modèle économique et son positionnement commercial exprimeront une sélectivité, compatible avec cette proposition de sens : focalisation sur l’utilité des biens et services proposés, et la durabilité des procédés et dispositifs sociaux les délivrant ; marketing du sens et de la conviction. Elle tendra à développer des relations d’affaires non concurrentielles, en logique d’écosystème coopératif, voire d’écosystème local intégré. La création et la répartition de valeur seront intégrées dès la conception dans un même contrat social de l’entreprise, lui donnant éventuellement une identité juridique supérieure à la seule société de capitaux. Le réemploi des excédents fera lui aussi partie intégrante du projet, au même titre que le recyclage.
Bien sûr, d’autres déclinaisons sont envisageables, tout comme le sont différentes formes d’hybridation entre ces différentes formes.
L’important est qu’il ne s’agit plus d’adaptation, mais d’option quant à la forme et au dessein de l’entreprise.
- Prospective de l’entreprise ; quelques trajectoires possibles
A titre d’illustration, on peut présenter quelques trajectoires :
- Une première trajectoire : vers l’entreprise de pure exploitation ?
Cet énoncé peut sembler provocateur.
Mais pourtant les exemples ne manquent pas.
On peut penser aux entreprises de plateformes, qui ont tenté longtemps, avec la complicité des plus hautes autorités de l’Etat, de nous faire croire simultanément :
- Qu’une course de taxi entre Place d’Italie et Porte de Montreuil pouvait être facturée depuis l’Irlande ;
- Que sa prestation consistait non pas à employer des chauffeurs, mais à leur livrer une application de mise en contact avec ses clients ;
- Et que ce chauffeur était un entrepreneur libre, libéral, indépendant, etc.
Partout, au monde, cette fiction juridique a finalement volé en éclats…
Mais il a fallu du temps (et des luttes, au passage).
On peut plus banalement penser aux entreprises recourant régulièrement, voire systématiquement :
- Aux travailleurs indépendants, qui se caractérisent principalement par leur dépendance justement !
- Aux travailleurs saisonniers, dont personne ne sait où ils dorment, ni ce qu’ils font entre deux contrats, mais on est furieux lorsqu’un jour ils ne sont plus là ;
- Et aux travailleurs sans papiers, sans lesquels nous aurions du mal à manger chaque fois que nous allons dans un restaurant banal.
Il ne s’agit pas là de caricatures. On parle là de secteurs entiers, et plutôt en croissance. Et la législation vis-à-vis d’eux est a minima ambigu : l’Union Européenne, et l’Etat Français ou la Justice Française ont hésité ou tergiversé envers eux.
Cette évolution vient en résonance avec une certaine forme de capitalisme contemporain.
Un capitalisme de plateforme, un capitalisme d’accaparement, un capitalisme qui prétend phagocyter la relation humaine, en lui procurant certes des facilités interactionnelles, mais en les inscrivant dans un cadre juridique de dépendance absolue, et d’absence totale de transparence quant aux algorithmes les régissant.
Certaines firmes ont même réinventé en Occident, ou réalisé en Chine, le mythe de la cité ouvrière : l’entreprise – cité, où vivent les travailleurs asservis à demeure, sans pour autant être assurés de la durabilité de leur contrat de travail, valant également bail locatif par ailleurs.
Cette forme d’exploitation doit être nommée : elle postule une dépendance soft, médiatisée par des moyens digitaux, virtuels, mais se traduisant pour les travailleurs concernés par une dépendance extrêmement réelle, sans contestation possible, et parfaitement niée par le discours sociétal dominant.
- Une seconde trajectoire : vers l’entreprise durable, à mission, productrice de sens
Bien sûr, moins besoin d’explication pour cette seconde catégorie : c’est celle que tout le monde appelle de ses vœux.
Et pourtant, les contradictions commencent dès que l’on soulève le capot, si je puis dire.
Un sens pour qui ? Une responsabilité externe, ou interne ? Selon quelle priorité lorsque les intérêts :
- Des actionnaires, ou autres financeurs,
- Des salariés,
- Des clients, fournisseurs ou autres partenaires juridiques et commerciaux,
- Des autres parties prenantes impactées,
se mettent inévitablement à diverger ?
A minima, nous devons creuser cette difficulté, pour parvenir ensemble à la dépasser, si nous sommes attachés à cette dimension possible de l’entreprise. Possible, mais aucunement naturelle ou spontanée : à construire, vraiment !
- Une troisième trajectoire : l’entreprise à durée limitée ?
Cette dernière proposition peut paraître paradoxale, voire provocatrice, dans la mesure où nous avons inscrit la durée, la projection, dans la nature même de l’entreprise.
Certes, mais la nature même de l’économie s’y prête.
Elle postule, pour partie, l’idée que les contrats salariaux ne sont plus « à durée indéterminée ».
Elle stipule que les relations économiques et commerciales doivent constamment être benchmarkées, auditées, reconsidérées, remises en cause.
Dans ces conditions, une entreprise à durée limitée pourrait revêtir certaines vertus. On notera d’ailleurs qu’elle redonnerait du pouvoir aux salariés, à chaque fin de contrat !
Cela vaut la peine d’y penser !
APPENDICE :
Les suites envisageables de la démarche :
Ce premier paysage du projet L’entreprise de demain mériterait d’être nourri et frotté aux ressources d’une réflexion collective, à même d’éclairer et de caractériser plus précisément :
- Les formes protohistoriques de l’entreprise, et les formes alternatives de l’entreprise moderne ;
- Les germes d’épuisement de la forme entreprise, et les risques de bascule ou de rupture dans le modèle de l’entreprise ;
- Les tendances et défis auxquels elle est confrontée ;
- Les forces agissantes (économiques, technologiques, culturelles et sociales), leur intensité et leurs interactions ;
- Les scénarios d’évolution préférentiels.
Il importera de ne pas centrer les travaux sur la prospective économique, ou sur les modalités d’organisation et pratiques managériales, mais de les consacrer aux évolutions de l’entreprise en tant que forme économique et sociale.
Les considérations concernant le travail, le management, la composition capitalistique de l’entreprise, s’ensuivront.