LANCEMENT D’UN GROUPE DE TRAVAIL DE LA SFdP SUR

LA PROSPECTIVE DE LA PROSPECTIVE

Par Jacques Theys – 15/12/2023

La Société Française de prospective n’a pas seulement pour rôle d’initier des réflexions sur des thèmes ou des champs bien définis – les territoires, le travail, l’entreprise… Elle a aussi une fonction plus générale qui est – selon ses statuts – de « promouvoir le développement de la prospective et de ses usages », « d’en renouveler les méthodes », et de « l’adapter aux besoins présents ou futurs de la société et de ses utilisateurs ». Cela peut naturellement passer par des actions directes de formation, de communication ou de lobbying mais doit aussi pouvoir s’appuyer sur une mise à distance critique de ses pratiques, de son évolution, de sa place et de son influence – à la fois dans le monde[1]d’aujourd’hui et telles qu’on peut anticiper les évolutions à venir

C’est dans cette perspective de réflexivité critique qu’il a été décidé de lancer au sein de la SFdP un groupe de travail sur « La prospective de la prospective ». Ce besoin de prospective se justifie aujourd’hui d’autant plus nous que nous sommes entrés depuis le milieu des années 2010 dans une période de renouvellement important des approches prospectives, lui-même lié à un contexte et des enjeux très différents de ceux dans lequel la prospective s’est historiquement développée à partir de la seconde guerre mondiale.

Une première initiative sur ce thème de la « prospective de la prospective » avait été lancée fin 2019 au sein du « Collège de Prospective » réunissant les principaux représentants des différentes communautés français de prospective [2] – Mais la dynamique de ce premier groupe s’est brutalement interrompue à cause du COVID – malgré la production de premiers textes intéressants. Quatre ans après ces premiers travaux restent très utiles, mais la perspective a doublement changé. D’abord il ne s’agit plus de s’appuyer essentiellement sur des experts extérieurs mais de mener une réflexion interne à la SFdP en s’appuyant sur des auditions de personnalités externes – ce qui n’est pas la même chose … En second lieu l’objectif de ce futur groupe ne sera plus seulement de faire une évaluation de la situation actuelle de la prospective et de mener une approche « exploratoire » de ses tendances ou possibilités d’évolution dans les années à venir, mais d’avoir aussi une approche plus « normative » (stratégique ?) portant sur les conditions de son adaptation au contexte futur- dans une situation de concurrence croissante par rapport à d’autres outils d’anticipation ou d’aide à la décision.

La démarche et l’organisation du projet

Pour mener à bien ce projet il est proposé de combiner une réflexion collective au sein d’un groupe de prospective et des auditions de personnes extérieures à la SFdP, invitées soit pour présenter des initiatives innovantes, soit pour discuter de quelques enjeux ou controverses considérés comme majeurs par le groupe …

Le groupe sera pour l’essentiel constitué de membres de la SFdP, mais pourront s’y adjoindre des personnalités invitées, et, s’ils le souhaitent, les personnes auditionnées.

L’ensemble du projet sera animé par un comité de pilotage composé de François Rousseau, Jacques Theys, Christine Afriat, Jean Eric Aubert, Martine Guérin et Elisabeth Pellegrin-Genel-qui s’assurera de la conduite d’ensemble de la démarche et contactera les intervenants extérieurs. L’objectif sera de publier un texte final et si possible un ouvrage collectif rassemblant les contributions – puis d’en assurer la diffusion (éventuellement à l’occasion d’un Printemps de la prospective) avant le milieu 2026 (dernier délai).

Les thèmes abordés

Il est prématuré de faire une liste des thèmes qui devront être abordés par le groupe de prospective ou feront l’objet des auditions. C’est de la responsabilité du comité de pilotage et du groupe de prospective. A ce stade on peut simplement dire que cette réflexion sur la « prospective de la prospective » devrait concerner aussi bien la production (« l’offre ») que les usages (« la demande », les relations à la décision, l’influence …) et naturellement les aspects épistémologiques … Le tableau qui suit propose une grille qui peut être utile – à partir des acteurs impliqués dans la « chaine de production – usage » des travaux de prospective[3] :

 LA PROSPECTIVE, UN ART DE COMPOSITION – QUI EST AUSSI UN ART DE MISE EN RELATION DE MULTIPLES ACTEURS

LES PRESCRIPTEURS,

FORMATEURS ET

METHODOLOGISTES

« Grands fondateurs », créateurs de méthodes, formateurs,

Sociétés savantes, Revues,

Communautés épistémiques…

LES PRODUCTEURS DE CONNAISSANCES

ET DE RECITS

 Chercheurs et réseaux de connaissances et d’informations (dont numérique), statisticiens et prévisionnistes, services de veille, experts, auteurs de science-fiction …
LES STRUCTURES OU EXPERTS EN PROSPECTIVE

 (OU ENSEMBLIERS)

Services de prospective, bureaux d’étude, Think Tank, modélisateurs, structures de recherche, experts, futurologues, prospectivistes.
LES COMMANDITAIRES Administrations, entreprises, territoires, agences techniques, associations, think tanks, organismes internationaux, universités et organismes de recherche…
LES PARTIES PRENANTES

ET UTILISATEURS

Acteurs directement impliqués dans la mise en œuvre ou simplement concernés par les effets.
LE PUBLIC ET LES MEDIAS Grand public ou publics restreints, médias généralistes ou spécialisés, réseaux sociaux, société civile, opinion internationale. ..

A-elle seule cette liste ouvre déjà au moins deux pistes pour notre démarche prospective : –

  • Une approche à partir des acteurs et de leurs interactions : leur situation actuelle et leur évolution, leurs positions par rapport à la prospective, leurs relations actuelles et futures (dans différents scénarios ?) …
  • Une entrée par des questions plus générales : identité et unité de la prospective (notamment par rapport à d’autres formes de « prise sur le futur[4] ) ; légitimité, fragilité et critiques de la prospective (scientifique et disciplinaire, historique, pragmatique… [5]) ; spécificité (rapport entre experts et non experts, métier de prospectiviste, future literacy) ; efficacité (par rapport à la décision) et impact (sur les sociétés) ; valeurs et neutralité axiologique ; rapports à la démocratie et au débat public ; rapports aux temps (futur, présent et passé, horizon proche ou lointain.)

  Toutes ces questions sont récurrentes quand on parle de prospective[6] . Mais l’objet du groupe ne doit pas seulement de les reposer – y compris en partant des préoccupations qui sont celles des membres du groupe. Il s’agira surtout  de les resituer par rapport aux  évolutions et aux enjeux qui vont etre ceux du futur – ruptures et transitions écologiques ; accélérations  technologiques ; changements des rapports à la science et à la rationalité , mais aussi  des  formes  de connaissance et de communication , ou des rapports de puissance et d’influence (soft power ) ; évolution des formes de gouvernance  , des sociétés civiles et de la démocratie ; mutation des organisations et des bureaucraties ; transformation des rapports au temps ; rôle des récits , du virtuel et de l’imaginaire  … Une partie de ces enjeux ont déjà été abordés lors du Printemps de la prospective de 2022 (« Plus de futur ? »)[7] et cette liste n’est naturellement pas limitative. Un des objectifs majeurs du groupe sera ainsi d’évaluer dans quelle mesure et comment la prospective pourra ou pas s’adapter à ces bouleversements du contexte … Les auditions seront essentiellement centrées sur les solutions imaginées ou proposées par les « prospectivistes » pour surmonter ce qui est aujourd’hui une quasi panique par rapport au futur et ce qui pourrait être demain le paradoxe d’une crise de la prospective dans un monde qui n’a jamais autant parlé de 2030 ou 2050 …

 Tout cela ne définit pas un agenda précis et encore moins une méthode de travail ou d’animation. Ce sera l’objet de la première réunion du groupe de pilotage puis du groupe plénier de le faire – comme de réfléchir à une première liste d’auditions possibles. Il faut rappeler aussi qu’on ne part pas de rien – comme l’indiquent plusieurs des références déjà citées en notes de bas de page, dont certaines sont en pièce jointe.

 

Annexe 1 : LES FORMES DE PRISE SUR LE FUTUR

Source : Francis Chateaureynaud ( tableau réduit et légèrement modifié)

  Modalisation Exemples Formes de critique
Urgence Le temps manque. Il est soustrait par la force de l’événement Déclenchement d’un plan de secours. On ne peut tout traiter en urgence. Réactions émotionnelles.
Attente Temps suspendu.

Adaptation aux incertitudes du temps

Panne : attente du retour à la normale,

Systèmes d’alarme

Perte de temps, attentisme et immobilisme
Préparation, planification Temps investi Plans,

Stratégies de résilience

Problème de moyens, d’acceptabilité, horizons trop courts.
Anticipation Accélération du temps, être en avance sur le processus. Alerte climatique, ou différents usages du principe de précaution Manque de vigilance, surinterprétation de signaux faibles.
Prévision Temps calculé et linéarisé avec projection des états du monde Modèles de croissance, évolution d’indicateurs, fin du pétrole Imprévisibilité, projection naïve du passé, cadrage et réductionnisme
Prospective Temps déplié, non linéaire, ouvert sur une multiplicité de possibles, en partie construit. Scénarios énergétiques ou de modes de vie, ruptures dans les cycles d’innovation Prolifération de scénarios indécidables et accroissement des incertitudes, risque de relativisme.
Promesse Génération de délais et de reports vers le futur. Homme augmenté, zéro carbone en 205O, Les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Prophétie Temps eschatologique créant un pont entre l’instant et l’éternité. Nouveau temps annoncé. Destruction de la planète, post humanité, fin du monde versus nouveau monde Catastrophisme versus prophétie du bonheur, irrationalité, vision religieuse du monde
Futurologie, philosophies de l’histoire (prophétie rationalisée)   Temps déterminé Récit rationalisé du futur qui en propose une vision univoque Comte, Marx Hegel, Fukuyama, Homo Sapiens… Fermeture et univocité du futur,

Valeurs sous couvert de rationalité.

Science-fiction  Temps fictionnel, Ouverture des possibles par l’imagination. 1984, Le meilleur des mondes, Tous à Zanzibar, La route, Les furtifs. Brouillage des frontières entre le possible et l’impossible.

[1] Le champ du groupe est plutôt centré sur la France mais cela n’exclut pas un regard plus universel ;

[2] Collège lui aussi mis en place à l’initiative de la SFdP présidé par Hugues de Jouvenel. Il faut ajouter que ce thème du futur de la prospective avait déjà été abordé en 2O16 au sein de l’Assemblée générale de la SFdP (voir le texte de Jacques Theys) et d’un colloque organisé par la Fondation 2100 au ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur.

[3] Jacques Theys, Une brève histoire de la prospective, 2022 (site de la SFdP)

[4] Voir en annexe la typologie de ces formes de « Prise sur le Futur » proposée par Francis Chateaureynaud ;

[5] Voir la typologie des critiques adressées à la prospective dans le texte écrit par Philippe Durance au sein du groupe de travail « Prospective de la prospective » du Collège de prospective réuni fin 2019 -début 2020 ;

[6] Elles étaient, par exemple, déjà posées par Yves Barel dans « Prospective et analyse de système » (1971) ;

[7]  Voir sur le site d’a SFDP le numéro spécial de la revue Alter Médias consacré à ce colloque.