Gilets jaunes, démocratie participative et émotions
Wenceslas Baudrillart – 11 Février 2019
Pourquoi parler de Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques à Paris I-Panthéon-Sorbonne, ici et maintenant, lui qui fut d’abord un éminent spécialiste des sondages ? Lire sa bibliographie c’est apprécier sa pertinence en ces temps de Gilets jaunes, si troublants dans leur surgissement, dans leurs expressions, dans leurs revendications multiples et – forcément – contradictoires. Loïc Blondiaux est devenu un passionné de la réflexion sur la démocratie participative. Depuis 1999, ce ne sont pas moins de neuf publications qu’il a consacrées à ce sujet, appréhendé sous différents angles et toujours avec une connaissance érudite des débats français qui nous traversent et des débats internationaux qui enrichissent et relativisent notre pensée hexagonale.
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Dans ce travail de longue haleine, un ouvrage déjà ancien (2008, une éternité à l’ère de l’instantanéité) Le Nouvel esprit de la démocratie présente un intérêt tout particulier : il a été écrit dans la foulée de l’élection présidentielle de 2007 où Ségolène Royal avait donné une place centrale à la notion de participation. On peut le compléter par un autre document, un travail collectif qu’il a dirigé et qui a été publié en 2018 et dont le titre à lui seul est d’une prémonitoire actualité : La Démocratie des émotions.
Le point de départ de sa réflexion est posé d’emblée : « Les démocraties contemporaines se cherchent un nouvel esprit, de nouveaux fondements. Les formes classiques de la représentation politique survivent, mais leur légitimité s’amenuise et leur efficacité décline ». Et « leur capacité à imposer des solutions par le haut est fortement érodée. » Ainsi est remise en question la formulation de Sieyès si célèbre et si ancrée dans la culture de nos dirigeants : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » De manière différente, James Madison affirmait la même conception : les représentants bénéficiant par nature d’une supériorité reconnue par ceux qui les ont choisis, il est naturel que « la voix publique exprimée par les représentants du peuple soit plus en accord avec le bien public que si elle était exprimée par le peuple lui-même, rassemblé pour cet objet ». C’est cette assimilation entre démocratie et représentation qu’ont réussi à imposer les élites qui est ainsi dénoncée par la vitalité des revendications participatives et par l’action des Gilets jaunes. On peut ainsi comprendre rétrospectivement la virulence silencieuse de l’appareil des gouvernants et aspirants gouvernants socialistes face à Ségolène Royal qui proposait des « jurys citoyens » ayant pour mission d’évaluer l’action des gouvernants : élus, la seule évaluation qu’ils acceptent spontanément – faute sans doute de pouvoir faire autrement – est celle de la joute électorale suivante avec la sanction éventuelle de la défaite. Face à ce retournement du pouvoir citoyen qu’elle proposait, la victoire d’un candidat affirmant clairement sa volonté d’être « le » décideur de tous les instants soulevait évidemment la question de l’adhésion populaire à cette nouvelle conception du pouvoir citoyen. On assiste ainsi à la victoire d’une aristocratie élective, bien décidée à défendre ses positions face à une aspiration aussi forte que floue à une prise de pouvoir – ou à une meilleure position au sein du pouvoir – du citoyen.
Cet espoir, à défaut d’être totalement une volonté, s’est exprimé par des constructions multiples. Les conseils ouvriers en furent une des formes éphémères, les débats sur l’autogestion (ah ! les délices de l’articulation du mouvement d’en haut avec le mouvement d’en bas) lui donnèrent un temps un vaste écho à la fois populaire et intellectuel. Des traductions s’incarnèrent sur différents terrains : les incarnations communautaires post-68, les Groupes d’action municipale qui réussirent à conquérir Grenoble, les ateliers populaires d’urbanisme. Autant de réalisations ou de réflexions qui, pour éphémères qu’elles fussent, irriguèrent durablement notre substrat intellectuel et nos aspirations politiques.
Sous cette renaissance d’une aspiration à une démocratie renouvelée, des transformations tectoniques de nos sociétés sont à l’œuvre. A commencer par l’élévation générale du niveau de formation. Dans un pays qui comptait 85 % d’analphabètes, s’en remettre à des élites lettrées et expertes paraissait tout naturel. Quand 70 % de la population en arrive au niveau du bac et au-dessus, accède en temps réel aux dernières élucubrations trumpiennes et aux derniers exploits spatiaux chinois, voit s’ouvrir à elle la mémoire vivante du monde grâce à des centaines de chaînes de télévision et à l’encyclopédie totale Google, quand en même temps se fait la prise de conscience des impuissances croissantes de nos gouvernants, Gullivers enchaînés par la multitude des traités et organisations internationales autant que par la puissance envahissante des multinationales, comment ces 70 % ne se penseraient-ils pas experts autant que leurs gouvernants pour décider DU bien public ou du moins de LEUR bien public ? Paradoxalement la complexité croissante conduit à démonétiser le savoir des experts, dépassés qu’ils sont par l’extension des champs qu’ils ne parviennent plus à maîtriser, laissant ainsi une place croissante à l’expression des « savoirs profanes » qui les concurrencent et les complètent.
Puisque ces aspirations les dépassent, les gouvernants feignent d’en être les organisateurs. Une floraison de textes législatifs éclot : conseils de quartiers obligatoires (mais sans compétences), conseils de développement, consultation obligatoire pour les plans locaux d’urbanisme, Commission Nationale du Débat Public (CNDP) et même depuis 2003 et 2008, des possibilités de référendum décisionnel d’initiative citoyenne, mais si soigneusement encadrée que leur mise en œuvre est rarissime au niveau local, nulle au niveau national.
La France ne brille pas par une originalité solitaire : ce mouvement se retrouve partout à l’échelle du monde démocratique. Des États-Unis à l’Amérique latine, en Grande-Bretagne, dans certains pays africains, à l’échelle internationale avec des instruments comme la convention d’Aarhus de la Commission économique pour l’Europe de l’ONU ou le Traité de Lisbonne de 2005. De l’option « communication » à l’option « décision », de multiples variantes coexistent d’un territoire national à l’autre et à l’intérieur d’un même territoire. Chaque fois la même interrogation surgit : la question posée recevra-t-elle une réponse pertinente par rapport à la question ou par rapport au questionneur ? Le parti politique et la reconnaissance de son rôle, y compris par les constitutions, a été historiquement la première expression de cette médiation en amont de la représentation : le représentant ne se détermine plus dans la solitude de sa compétence et de sa réflexion, mais dans le processus de traitement et d’agrégation de la demande sociale que met en place le parti à travers ses instances délibératives en amont de la décision législative. Mais aujourd’hui, l’exclusivité des partis est partout remise en cause avec la mise en avant du rôle de la société civile et du monde associatif, autres chemins pour la synthétisation en une demande traitable par les gouvernants de l’infinie diversité des demandes individuelles.
C’est bien ce à quoi se heurtent aujourd’hui les Gilets jaunes. Pris entre refus résolu d’une structuration et émergence de leaders informels qui s’imposent dans les divers canaux de communication, médias structurés ou réseaux, par lesquels ils réussissent à agréger des individus dont une motivation essentielle pour leur entrée dans le mouvement réside dans le refus de toute autorité et de toute structuration. Ils en sont réduits à devoir mettre en place des embryons de service d’ordre tout en rejetant ce qui apparaît comme une autorité naissante à volonté électorale, immédiatement vilipendée, voire menacée de multiples violences.
Il y a demande de participation : un marché de la participation se crée donc (qui s’en étonnera ? même la spontanéité peut devenir marchande) et se développe avec une professionnalisation avérée ou simplement affirmée et une formalisation des connaissances. Une bonne illustration de cette professionnalisation apparaît avec les masters de « géopolitique locale » dont une des plus belles illustrations est celui créé par Béatrice Gibelin à Paris 8. En même temps un nouvel ensemble normatif se met en place : oui à la participation, mais par des canaux précisément organisés tant la diversité spontanée se révèle contraire à la prise de décision.
Une des innovations des Gilets jaunes réside dans leur ignorance résolue du rôle que pourraient jouer les maires dans leur mouvement. Alors que les lois de décentralisation, votées pour faciliter une décision informée des besoins locaux, ont renforcé le maire comme interlocuteur et intercesseur des citoyens vers les niveaux supérieurs de l’organisation territoriale, comme référent naturel de l’expression des besoins, les GJ les ignorent superbement. Ils s’approprient les ronds-points, expression parfaite de la vanité aménageuse des maires, paralysent les centres-villes, s’attaquent au mobilier urbain et ne font jamais appel à leurs édiles pour assurer la transmission de leurs revendications aux échelons politiques nationaux. Il est frappant de voir que de très nombreux maires organisent la collecte des besoins, des opinions, des propositions dans le cadre du débat national lancé par le président de la République et que les Gilets jaunes ne participent pas ou à peine à leurs réunions. Ils heurtent ainsi de plein fouet le discours récurrent des autorités locales dans leur dialogue avec les autorités nationales où ils prétendent être le traducteur tout désigné des besoins des « territoires » parce qu’ils seraient présents quotidiennement sur le « terrain », tout entiers à l’écoute des aspirations de leurs mandants. Les maires seraient ainsi le plus récent des corps intermédiaires à voir sa légitimité représentative non pas contestée mais tout simplement ignorée par ce mouvement si intense dans sa durée et si minoritaire dans ses effectifs.
Ce qui ressort comme revendication proprement politique la plus audible (mais est-elle pour autant la plus partagée ?), c’est une demande non de démocratie participative, mais de démocratie directe : le RIC, acronyme fédérateur, cauchemar évident des élus de la démocratie représentative. Prêts aux progrès de la démocratie participative, ils s’arrêtent à la frontière de la démocratie délibérative. Ils n’ont aucune confiance dans la capacité du peuple et de chacun à s’engager pleinement dans la délibération sur le bien public. La vision rousseauiste du « citoyen actif », reprise par tant de penseurs de Stuart Mill à Hannah Arendt, les laisse radicalement sceptiques. On peut y voir un comportement normal de préservation de leurs prérogatives, on peut aussi y voir la crainte inscrite dans le souvenir profond de la démocratie athénienne et de sa sanction ultime : l’ostracisme. La force actuelle du dégagisme donne vraisemblance à cette crainte !
Ce que Loïc Blondiaux montre bien dans la deuxième partie de son ouvrage, c’est la tension constante qui existe entre les théoriciens de la participation et les embryons de réalisation qu’ils réussissent à inspirer. De John Rawls à Jürgen Habermas en passant par Benjamin Barber, la question est bien celle de l’organisation rationnelle de la formation des opinions des citoyens, de la collecte de ces opinions et de leur transformation en décisions acceptées. Cela peut aussi bien se situer dans une confrontation entre le candidat à une fonction de gouvernement (local ou national) et un panel de citoyens dans une émission de télévision interactive que dans une vaste réunion se développant dans le temps avec les représentants des groupes d’intérêt professionnels et associatifs du type Grenelle de l’environnement. Peut-on construire une communauté nationale qui soit une « communauté démocratique » qui se constituerait par le débat permanent entre citoyens actifs ayant à cœur de formuler un « nous » acceptable par tous ? Peut-on construire une communauté rationnelle d’individus libres et égaux, capables de conduire dans la paix civile un débat respectueux de la diversité des opinions et des intérêts, mais sous-tendu par la volonté et la capacité de produire un optimum décisionnel qui entraînerait une appropriation unanime ? On peut en conclure que l’idéalisme a encore de beaux jours devant lui, mais on peut aussi ne pas oublier les constats d’une passionnante étude conduite aux États-Unis, ces champions de la psychologie quantifiée. Pour résumer, plus l’enjeu est de proximité, plus la volonté de participation à la délibération est forte. À mesure que l’enjeu se situe à des niveaux plus larges de l’organisation sociale, ce désir de participation décroît et peut même se transformer en hostilité, le rôle des représentants étant alors de mieux en mieux reconnu.
Tout ceci met au cœur de ces réflexions et de ces modalités organisationnelles la rationalité. C’est là que l’ouvrage collectif dirigé par Loïc Blondiaux et Christophe Traïni, La Démocratie de l’émotion, prend un relief particulier en interrogeant ces processus participatifs sous l’angle des émotions qui les portent et qu’ils suscitent. Dans leur introduction à ce recueil ils écrivent : « En définitive, les émotions apparaissent aujourd’hui comme une composante essentielle d’une activité de coordination des actions sociales, au cours de laquelle les affects et la rationalité s’influencent mutuellement en fonction des normes qui prévalent dans des espaces en constante évolution. » Ce constat n’encourage pas à l’optimisme quant à une issue heureuse des évènements actuels. Pour illustrer sommairement cette difficulté : quelle agrégation peut-on opérer entre le mépris et l’arrogance imputée à un président de la République, en fonction depuis dix-huit mois, et l’imputation d’un abandon des territoires par les services publics, mouvement multi-décennal de rationalisation des implantations administratives ? C’est l’émotion qui les relie et rend si acrobatique la recherche d’une pacification par des mesures massives à l’échelle de la nation et minuscules à l’échelle de leurs bénéficiaires. Pour citer une dernière fois les auteurs : « On se trouve bien ici en présence d’un phénomène qui suppose que les réactions affectives socialement disqualifiées – les excitations agonistiques, la convoitise, les rivalités visant à affirmer des formes de supériorité – soient recouvertes par les formes codifiées de la politique démocratique. »
Comment dans un mouvement où la prise de parole est si souvent le fait des extrêmes exaltés construire une résultante rationnelle et apaisante.
Pour aller plus loin
– Loïc Blondiaux, Le Nouvel esprit de la démocratie, actualité de la démocratie participative. Ed. Seuil, La république des idées, 2008, 112 p.
– Loïc Blondiaux et Christophe Traïni, Démocratie des émotions, Dispositifs participatifs et gouvernabilité des affects, Ed. Presses de Sciences po, Nouveaux débats, 2018, 45