Participer, qu’est-ce que ça veut dire ?

Joëlle Zask

Décembre 2018

 

Entre injonction et appel à la mobilisation, la participation est au cœur d’un nombre croissant de discours et de pratiques . Cependant, il arrive bien souvent que le résultat soit décevant, surtout lorsque participer se limite finalement à légitimer un dispositif existant, sans pouvoir ne se prononcer ni sur les motifs poursuivis ni même sur les décisions qui sont prises. Afin de donner au verbe « participer » un sens fort et partageable, je vais proposer des réponses à deux types de questions cruciales : d’une part, que signifie participer ? Qu’est-ce que cela implique ? Quelles sont les différentes phases de cette participation ? Et d’autre part : pourquoi faudrait-il participer ? En quoi une situation de participation est-elle meilleure qu’une situation non participative ?

En réponse à la première question, considérons la participation suivant trois phases que j’ai mises en évidence dans mon essai intitulé Participez ; essai sur les formes démocratiques de la participation (2011) : prendre part, apporter une part, et bénéficiez d’une part. Disons d’emblée que la situation la plus satisfaisante à la fois pour l’individu et pour le groupe dont il est membre est caractérisée par un équilibrage, il est vrai délicat, entre ces trois phases. Tout déséquilibre important entraîne de l’injustice sous une forme ou une autre, de la colère ou du ressentiment, de la souffrance ou de la spoliation. Par exemple, contribuer à un ouvrage commun, quel qu’il soit, sans bénéficier des conséquences de cet ouvrage (que ses conséquences soient bonnes ou mauvaises) est une situation marquée par une injustice flagrante : si la conséquence est bonne, on peut dire de l’individu qu’il est exploité et si elle est mauvaise, qu’il fuit ses responsabilités. Mais tout aussi injustes sont les très nombreuses situations dans lesquelles le bénéficiaire d’une action commune ne contribue en rien à la production de l’avantage qu’il en tire, en quoi on peut à juste titre voir en lui un profiteur, un usurpateur, un exploiteur, etc.

 

Ces trois phases de la participation n’existent que très rarement à l’état pur. Empiriquement nous les trouvons entremêlées dans des situations extrêmement différentes qui toutes témoignent d’un degré d’équilibre plus ou moins important. Nous pouvons cependant proposer de les isoler les unes des autres afin de mettre en exergue leurs caractéristiques singulières.

 

En premier lieu, le « prendre part » (à un repas, à une conférence, à une promenade, etc.) signale une forme de vie sociale courante mais mal identifiée, dont les termes de sociabilité ou encore de convivialité rendent compte. Elle doit être mise en contraste par rapport à des types d’association caractérisés par l’effacement de l’individualité des participants au profit d’une entité alors à bon droit qualifiée de « collective » (adjectif ici distingué de « commun »). C’est ce qui oppose par exemple une réunion amicale d’un bataillon de soldats qui, normalement, — la vertu du simple soldat étant d’obéir —, font taire leur avis et leur volonté pour former un tout indivisible agissant comme un grand individu. Si cette réunion d’amis s’oppose au groupe au profit duquel chacun de ses membres se met entre parenthèses, elle s’oppose aussi par exemple à une foule dans un magasin, qui se caractérise par le fait que les individus qui la composent n’entretiennent entre eux aucun lien. La sociabilité se distingue aussi bien de l’un que de l’autre : elle est à la fois libre, désintéressé et socialement riche et satisfaisante. Le prendre part revêt souvent une allure informelle, ponctuelle, à géométrie variable. Et pourtant il correspond sans doute à la forme la plus plaisante de la vie sociale, celle qui advient lorsque nous cultivons tout simplement le plaisir de la compagnie des autres (Simmel).

 

« Apporter une part » signale un aspect de la vie sociale différent mais tout aussi ordinaire que le premier, quoi qu’il soit plus rare et plus difficile à réaliser. Schématiquement, la contribution consiste dans le fait que l’individu apporte au groupe un élément spécifique sans lequel ce groupe serait autre qu’il ne devient. La part apportée n’est pas simplement donnée, elle est de nature à créer une relation ou à modifier celle qui existe, et par rapport à laquelle elle doit être adaptée. Offrir un livre à un aveugle n’est pas adapté à ce que le grand économiste Amartya Sen a appelé ses « capabilités » (qui sont, contrairement aux capacités, des possibilités concrètes d’usages dans un environnement particulier). Par exemple, le chercheur en neurochimie qui contribue à une découverte apporte quelque chose qui lui est propre et bien de son fait mais qui en même temps se connecte aux apports des autres et ouvre de nouvelles perspectives. Il en va de même dans le domaine de l’art où les artistes, loin d’être des individus capricieux et enfermés dans leur subjectivité pour lesquels ils sont parfois tenus, sont des contributeurs à l’histoire des formes qui constituent le champ de leur pratique spécifique.

 

Mais la contribution dépend d’un autre facteur, qui est identifiable à partir de la 3e phase de la participation, recevoir une part ou bénéficier. Pour être telle, il est nécessaire qu’elle soit prise en considération par l’individu ou le groupe à qui elle est adressée. Trois conditions minimales sont alors requises : d’une part, il faut que l’individu possiblement contributeur reçoive des groupes auxquels il est lié les ressources sans lesquels il ne pourra contribuer d’aucune manière. Par exemple, un jeune primo-arrivant à qui le français en tant que langue étrangère n’est pas enseigné aura beaucoup de mal à devenir le membre pleinement participant et intégré du groupe qu’on appelle la France. D’autre part, une autre condition souvent difficile à mettre en place réside dans le devoir que le groupe soit constitué de manière à pouvoir être transformé par la contribution des individus qui y prennent part. Il lui faut une certaine souplesse, une plasticité et une adaptabilité que souvent la rigidité institutionnelle, le poids des traditions, la frilosité collective, l’intolérance, interdisent. Finalement, il est requis que le groupe, qu’elle qu’en soit la forme, auprès duquel la contribution a lieu, reconnaisse la part apportée et l’inscrive en quelque sorte dans son patrimoine commun. À défaut de cette attitude, une situation d’injustice se met en place dans laquelle l’individu contributeur peut avoir le sentiment d’avoir été superflu et sans effet sur la structure sociale et l’histoire qui sont les siennes.

 

Voilà donc quelques indications qui attestent le sens positif de la participation et dégagent les exigences qui sont les siennes. Tout en mettant en évidence pourquoi la participation à tous les sens du terme peut être dite ordinaire et la source d’un équilibre satisfaisant, elle met aussi en exergue la complexité et la difficulté d’instaurer des situations réellement existantes où elle puisse pleinement se produire.

 

Ces considérations peuvent être appliquées à autant de domaines qu’il existe de relations interhumaines. Quant à leur application au sujet qui est le nôtre ici, à savoir l’enfance, elle revêt le caractère une évidence particulièrement éclatante. En effet il est avéré qu’un enfant ne grandit que dans la mesure où une confiance dans son pouvoir de grandir de lui-même et par lui-même lui est accordée.

 

L’enculturation d’un individu et sa réalisation en tant que sujet indépendant dépend certes de matériaux, de méthodes et de ressources que la communauté présente à l’enfant, mais elle dépend tout autant des divers usages que l’enfant va en faire, des explorations qu’il va mener à partir d’eux, des découvertes qu’il va faire, bref, de ses propres expériences. Si l’éducation au sens propre diffère de l’instruction, du formatage, du conditionnement, c’est parce qu’elle consiste en l’association étroite entre bénéfices et contributions. Nous pouvons attribuer à cette association le terme d’expérience (au sens pragmatiste du terme) : l’enfant apprend à partir de, par et avec les résultats observables de ses propres manipulations, ou de ses actions. En fonction de ces résultats, il forme l’idée d’une expérience ultérieure qui sera donc reliée à la première, en continuité avec elle. Le « soi » ou le sujet se réalise et s’épanouit non dans des relations d’obéissance et de sujétion, mais dans le jeu et l’improvisation inhérente à l’expérience en général et dont le processus complet relève d’une auto-formation.

 

Cette remarque permet de répondre à la deuxième question qui a été posée plus haut, à savoir en quoi la participation permet-elle des situations meilleures que celles dans lesquelles elle est empêchée ? Nous pourrions répondre que la participation n’est pas une possibilité parmi d’autres. Comme en témoigne l’enfance, elle est la seule solution possible. Même si, tendanciellement, l’instruction tend à l’emporter sur l’éducation, le fait est qu’aucun enfant ne peut arriver ne serait-ce qu’au seuil de ses possibilités et développer une forme de santé psychique s’il ne participe pas activement à l’élaboration des conditions matérielles et mentales de sa propre croissance.

 

Aujourd’hui, les suppressions d’opportunité participation sont générales. Un grand nombre de mécanismes de dépossession, d’aliénation, de subordination, etc., concours à cette suppression. Que ce soit dans le monde du travail en vertu d’un management de plus en plus contraignant, dans celui des loisirs de masse, à l’école, à l’hôpital, et même dans le monde des arts, l’exclusion la règle et la participation l’exception. Penser à rétablir la participation dans des domaines qui, quand ils en sont privés, sont voués à la production de conditions de vie inappropriées voire inhumaines, ce n’est pas révolutionner la société en y important une considération radicalement nouvelle, c’est chercher à revenir à la normale. Autrefois tous les arts, la musique, les arts plastiques, le théâtre, étaient résolument participatifs. Par exemple, l’écoute concentrée et docile d’un morceau de musique de ce fait sacralisé dans une salle de concert, est un phénomène qui date du début du XIXe siècle. Auparavant, la musique était intimement liée à tous les aspects de la vie ordinaire, qu’elle ait été religieuse, économique (les jours de marché), politique bien sûr, ou encore médicale (la tarentelle était destinée à guérir), etc. La séparation entre la musique savante et la musique populaire, de même que plus largement, l’opposition idéologique entre la haute culture et la basse culture, relève d’une habitude récente dont la caractéristique majeure est qu’elle a « spectatorialisé » la culture et a enfermé le « spectateur » dans une posture de réceptivité passive qui est tout à fait contraire aux conditions mêmes de l’existence des œuvres d’art.

 

Pour conclure, le Tour d’enfance proposé permet de remettre en jeu et en circulation les valeurs inhérentes à la participation bien comprise. Les propositions d’atelier qui sont faites me rappellent le principe fondamental sur lequel reposait une université de premier cycle très progressiste, le Black Mountain College, dans laquelle exerçaient de grands artistes : enseigner toutes choses comme on enseigne l’art.

 

Pour aller plus loin

http://joelle.zask.over-blog.com/

Revoir l’interview de Joëlle Zask : https://www.youtube.com/watch?v=drka_CZ-eco

 

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