La société française de prospective a placé ses travaux sous le signe de la Grande Transition. L’inventeur de cette expression, Pitirim Sorokine, la situait dans une théorie des cycles historiques qui, de Spengler à Kondratieff, eut son heure de gloire. Plus près de nous, Pierre Veltz a donné ce titre à son livre sur la mutation des systèmes économiques territoriaux en France. Ce que nous mettons en commun dans cette expression, c’est à coup sûr l’idée que nous vivons un moment de mutations intenses et irréversibles. Nous n’aurions pas trop d’une journée d’étude pour confronter et clarifier nos approches. Mais puisque nous parlons aujourd’hui de la société organique, je voudrais pour ma part focaliser notre attention sur les quatre transitions qui affectent aujourd’hui l’organisation de la société.
La transition écologique a commencé. Elle a cessé d’être la cause d’une minorité prophétique et agissante, elle est devenue l’affaire des entreprises, des États et même du Pape. Rien n’est encore joué quand on compare l’ampleur des changements d’attitude qu’elle suppose, la complexité des décisions politiques qu’elle nécessite avec l’affaiblissement du politique et les incertitudes de l’action collective. Mais avant même de débattre des actions à entreprendre et des règles à instituer, il faut mesurer ce que la conscience écologique a déjà modifié de notre vision du monde. De l’Empire romain à la conquête de l’espace en passant par l’expansion coloniale et le mythe américain de la frontière, la civilisation occidentale a vécu dans un monde en expansion continue et indéfinie. Nous sommes la première génération à devoir imaginer le futur dans un monde fini et déjà menacé d’épuisement. La mauvaise conscience avec laquelle nous portons notre dette envers les générations futures nous interdit toute arrogance. Avoir une vision du monde ne consiste plus à faire prévaloir une doctrine mais à proposer des solutions. L’écologie est devenue la nouvelle figure de l’universel.
Entre une vision inquiète et une action incertaine, c’est d’une éthique pour la planète que nous avons besoin. Pourquoi une éthique ? Parce qu’il n’y a ni gouvernement, ni constitution, ni religion qui vaille pour la planète. L’éthique est une exigence qui s’impose à chacun de nous, quelles que soient son identité, sa fonction, son appartenance. L’éthique est ce qui relie l’être humain, comme sujet libre et créateur, à la planète qu’il partage avec la totalité de ses semblables. La transition écologique est l’enjeu qui fera contrepoids aux puissantes tendances de la fragmentation qui voient s’additionner la crispation identitaire, l’égoïsme économique et le fanatisme religieux. A partir de cette transition, il ne peut plus être question de faire société sans commencer par tenir compte de ce qui rend possible la vie tout court. L’écologie a cessé d’être une cause ou une identité partisane, elle est désormais au cœur de toute volonté de faire ensemble.
Le changement de valeurs est éthique mais il est aussi économique. Il ne s’agit pas de prêcher la vertu aux entrepreneurs et aux consommateurs, mais de reconsidérer ce qu’est la création de valeur dans ce monde fragile. Lorsque c’est la totalité des ressources qui devient rare, on ne peut plus distinguer entre la chaîne de valeur d’un process de production ou de service et ses externalités, c’est-à-dire les impacts sur l’environnement ou les coûts pour la société qu’il implique. Le bénéfice net d’une activité économique doit être mesuré à coûts complets. Or cette exigence nouvelle s’exprime au moment-même où la transition numérique provoque l’éclatement de la chaîne de valeur en amont, en aval et autour de la bonne vieille unité de production de l’ère industrielle. Si la création de valeur reste bien la finalité de toute entreprise, individuelle ou collective, elle ne peut plus être envisagée indépendamment de ce que, par une coïncidence sémantique qui n’est pas due au hasard, on appelle l’écosystème des entreprises, c’est-à-dire l’ensemble de leurs parties prenantes et de leurs partenaires. L’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité, l’économie collaborative et l’économie du partage ne sont que les signes avant-coureurs du grand remaniement des chaînes de valeur qui est au cœur de la transition économique.
Pour réussir ces trois transitions, nous avons besoin de la quatrième, la transition institutionnelle et démocratique. Dans le champ de ruines qu’est le paysage politique français, les alternatives au scénario de l’inacceptable sont à rechercher dans la société civile, parmi les citoyens qui s’indignent, parmi ceux qui s’engagent et ceux qui prennent des initiatives pour agir sans attendre.
Car ce n’est pas au sein de l’appareil d’État qu’il faut chercher le moteur de la mutation, mais dans le rapport de l’État à la société civile. L’État français, monarchique, impérial ou jacobin, s’est construit comme le tuteur de la société, détenteur non seulement du fameux monopole de la violence légitime, avec ses préfets, ses magistrats et ses généraux, mais surtout de l’information, du savoir, de l’expertise et des techniques nécessaires à l’action, avec ses ingénieurs, ses savants, ses professeurs et ses médecins. Ce qui a fait la force du modèle français, c’est l’emboîtement de cette « matrice tutélaire » dans un ordre symbolique unifié, faisant de l’État le « médiateur de l’universel ». L’effritement puis l’effondrement de cette architecture nous exposent aux quatre tyrannies des revendications identitaires qui fragmentent la société, de la communication instantanée qui obscurcit toute stratégie de long terme, de la rente financière qui étouffe les budgets publics et de la conjuration des risques qui conduit à l’inflation normative.
Adopter une attitude prospective, c’est détecter dans les pratiques actuelles de l’administration celles qui sont porteuses des nouvelles « capacités » de l’État. Ainsi, après avoir observé la « diffraction du droit » provoquée par la multiplication des autorités administratives indépendantes, on peut faire du besoin d’instances de régulation indépendantes le principe d’une nouvelle architecture de l’État de droit. C’est la justice, et non plus de la souveraineté, qui est la raison d’être d’un Etat régulateur. De la même manière, le Commissariat général à l’investissement est le prototype d’un État investisseur, rendu nécessaire par l’incapacité de la sphère financière à investir dans l’économie réelle mais aussi
parce qu’on attend de l’État qu’il se comporte en investisseur, qu’il fixe des objectifs et s’intéresse aux résultats plutôt que d’administrer par les normes et les procédures.
Pour autant, l’État n’est pas le grand stratège de la transition démocratique. Son rôle est de permettre aux acteurs de l’économie et de la société d’élaborer et de mettre en œuvre leurs stratégies, notamment lorsqu’ils s’associent en « communautés d’action », dont l’exemple est donné par les pôles de compétitivité ou les pôles territoriaux de coopération économique mais aussi par la multiplicité des partenariats entre acteurs publics, associations et entreprises. L’État peut jouer à leur égard le rôle d’intégrateur en assurant le cadre impartial, stable et lisible qui permet le déploiement des stratégies.
L’invocation répétée des valeurs de la République restera sans effet si elle ne s’inscrit pas dans une grammaire renouvelée de l’action collective. Façon de dire que la prospective doit aussi contribuer au renouvellement de la pensée politique.