Par Christine Afriat, vice-présidente de la Société française de prospective

La Société française de prospective (SFdP) qui a organisé son événement phare, le Printemps de  la prospective, en juin 2019, fait l’hypothèse que nous sommes aujourd’hui engagés dans une Grande Transition qui devrait à terme conduire à des modes d’organisations économiques ou socio-politiques et à une Humanité très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui.

Le monde est en perpétuelle transformation et ceci n’est pas nouveau. Mais ce qui est nouveau, c’est l’ampleur des changements et leur accélération. Plus le monde se complexifie et plus il nous échappe. En même temps, les repères se dissolvent dans les mécanismes mêmes qu’ils sont censés éclairer. Tout se passe comme si notre monde  était  agité de mouvements tectoniques imprévisibles et inces- sants, dont les plaques, séparées et interdépen- dantes, s’entrechoquent au gré des courants et se chevauchent en désordre.

Transition comparable dans son importance à l’apparition de l’agriculture au néolithique, et à l’avènement des sociétés industrielles, mais transi- tion qui, opère sur une période beaucoup plus courte et qui est d’ampleur planétaire. De fait, des dyna- miques de changement profond sont à l’œuvre dans tous les domaines : démographique, environne- mental, technologique économique, social, institu- tionnel et culturel.

En elle-même l’expression n’est pas nouvelle. Elle a déjà été mise en avant à plusieurs reprises : dès 1937 par Pitirim Sorokin, puis par Karl Polyani (1944), Kenneth Boulding (1964) et Alvin Toffler (1980).

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de « nouveau cycle économique », ou de « nouvelle vague technologique » mais d’une mutation globale, multidimensionnelle, elle-même liée à des bouleversements attendus de très grande ampleur dans plusieurs directions.

Ce mouvement historique se structure autour de trois grandes composantes :

  • le passage à une Humanité globale, beaucoup plus nombreuse, plus productive, plus ouverte aux échanges, plus interconnectée, partageant à la fois une culture commune et une même planète  au ressources limitées… Le passage d’une économie de ressources infinies à une économie qui ne repose plus sur le productivisme ;
  • la sortie du modèle industriel contemporain, l’entrée dans le monde 2.0 et dans une nouvelle révolution technologique, l’humain augmenté, le vivant remanié jusqu’à la remise en cause de son sens, prémisse d’une autre Humanité ;
  • et le basculement culturel – évolution vers des sociétés plus immatérielles –, aux deux sens du terme, avec l’émergence de nouvelles valeurs comme l’écologisme, d’autres rapports à la pro- priété, le passage de sociétés du faire à des sociétés du partage, préférant l’accès à la possession, mais aussi, dans le même temps, une distanciation crois- sante des individus par rapport aux institutions et aux corps intermédiaires qui progressivement débouche sur de nouvelles formes d’engagement.

 

Un changement de regard s’impose

La Grande Transition n’est pas dans la simple juxtaposition de différentes formes de change- ment, mais dans leur interaction, dans l’idée qu’elles s’inscrivent dans un même mouvement historique de long terme et qu’elles font ensemble système.

C’est la conjonction de ces grandes mutations, leurs complémentarités et leurs contradictions, qui nous font entrer dans un nouveau monde, un monde en rupture profonde avec le précédent, riche de promesses et d’innovations considérables, mais lourd aussi de défis sans équivalents dans toute l’histoire humaine.

Comprendre les évolutions et les ressorts des dyna- miques en cours est la condition indispensable pour anticiper et agir dès à présent.

Arrêtons-nous un instant sur les transitions les plus emblématiques.

 

Transition écologique

75 % des habitants de la planète pourraient être victimes de chaleur meurtrière à l’horizon 2100, 30 % sont déjà exposés 20 jours par an. La mul- tiplication des catastrophes naturelles va entraî- ner des mouvements migratoires sans commune mesure avec ceux que l’on connaît déjà (l’ONU pré- voit 250 millions de déplacés en 2050). En Afrique 500 000 kilomètres de terres sont dégradés, en Asie Pacifique, la biodiversité est en grand danger, en Amérique les effets du dérèglement climatique sur la biodiversité vont s’intensifier d’ici 30 ans et en Europe, 42 % des animaux et plantes ont décliné. Partout, la pression que nous exerçons sur la nature est visible.

La notion de transition écologique exprime la nécessité d’adapter nos économies et nos sociétés (modes de vie, développement, action publique, démocratie, etc.) au respect des limites de la biosphère. C’est la prise de conscience sur le plan politique et économique du rapport à des écosys- tèmes fragiles, à des risques de voir mis en cause des seuils d’insoutenabilité (par exemple, pour le non-renouvellement de ressources naturelles), à des pollutions assez graves pour causer la mort de millions de personnes. C’est également la prise de conscience que les tendances actuelles pour- raient nous conduire à des impasses irréversibles, notamment pour le climat, les sols, les océans, etc.

C’est notre vision du monde qui doit changer. Nous avons vécu dans un monde en expansion continue, dans la prédominance d’une politique de croissance fondée sur l’idée d’une nature abondante et mal- léable à l’infini. Nous sommes à un moment clé. Il faudra transformer en profondeur nos modes de vie et de développement, nos relations à la nature, nos rapports au temps, à l’économie ou à la technique.

 

Transition numérique

Tout comme la machine à vapeur a changé le monde du xviiie siècle, ou l’électricité celui du xixe siècle, dans le monde du xxie siècle, le progrès technique entraîne des évolutions majeures. L’élément nou- veau, c’est qu’il ne s’agit plus d’une seule techno- logie de rupture, mais d’un faisceau d’innovations que sont les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (NBIC). Chaque spécialité emprunte aux autres. C’est cette interpénétration des technologies entre elles qui crée le mouvement exponentiel.

Cette convergence apporte une rupture dans la fluidité de production, d’échange et de mémorisa- tion des contenus et un développement explosif des fonctions d’information et de communication de la société. On considère que la convergence est devenue significative autour de l’année 2000. Thierry Gaudin, de la fondation Prospective 21002, en faisant un parallèle avec le rôle qu’a joué l’inven-

tion de l’imprimerie, estime que la transmission quasi instantanée, aujourd’hui, de toutes les infor- mations (écrits, images, sons, données) constitue la vraie rupture technique, même si les transfor- mations de la matière et de l’énergie contribueront largement à façonner le futur.

La transition numérique a pour conséquence une augmentation de l’humain dans ses capacités phy- siques de présence à distance et d’interaction avec les hommes et les machines. La révolution du big data, de l’Internet des objets et de la réalité virtuelle et augmentée vient bouleverser ou remettre en cause la place de l’homme dans le monde, comme toujours menacé par la création de ses externali- tés, dont la dynamique semble le dépasser, voire lui échapper. Elle vient ensuite nourrir et faire exploser l’espace du virtuel qui s’accroît en portée, activités, capacités et performances. Il s’ensuit une multi- plication des interactions possibles avec le monde physique numérisé et une complexification globale de l’espace humain d’activité.

L’intelligence artificielle (IA) contribue au renforce- ment de la cybersphère, que l’on peut définir comme l’espace de calcul, de simulation, au travers de l’apprentissage statistique qui alimente la décision algorithmique. Elle concerne également la dimen- sion cognitive de l’homme et ses reflets dans le développement des techniques, du virtuel et de l’intelligence.

L’élément nouveau, c’est qu’il ne s’agit plus d’une seule technologie de rupture, mais d’un faisceau  d’innovations que sont les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives.

 

Transition cognitive

Les mutations présentées précédemment ne peuvent s’appréhender indépendamment des finalités assi- gnées à l’éducation ; les technologies du numérique ayant profondément modifié notre rapport au savoir. Le système éducatif n’a plus l’exclusivité de la trans- mission des connaissances. L’IA, les systèmes intelli- gents et la digitalisation massive des sources d’infor- mation mettent à disposition des personnes toutes les connaissances disponibles. Les formes d’appren- tissage, de transmission, et même les objets de savoir sont aujourd’hui revisités en profondeur par les découvertes récentes  des  neurosciences.  Enfin, les individus ont de nouvelles attentes. Les jeunes ne veulent plus que l’enseignant leur expose des contenus qu’ils peuvent acquérir dans la sphère privée. Ils n’acceptent plus qu’on ne tienne pas compte de leurs besoins.

Le rapport au savoir est donc en mutation en raison de trois formes d’obsolescence : la disci- pline contraignante, la pédagogie magistrale  et les savoirs « pré-établis ». La révolution numérique remet en question le savoir exhaustif, absolu et monopolistique.

Il s’agit de passer d’un modèle centré sur l’appre- nant à un modèle où l’apprenant devient parte- naire à part entière du processus pédagogique. Il convient de se mettre à la portée de celui que l’on veut éduquer, non pour renoncer aux exigences éducatives mais pour travailler, au quotidien, à une véritable formation de la personne. Il faut également donner une place plus importante aux savoirs pratiques, une réelle valorisation des tra- vaux manuels, qui n’oppose ou ne hiérarchise intel- ligence manuelle et théorique. Le sujet apprenant a droit au « bricolage » des savoirs, à   l’approche

« essai-erreur », à la création sans certitude de résultat. Ce processus est fondateur de l’autono- mie personnelle et de l’élaboration du jugement critique.

La plupart des compétences qui seront attendues demain s’acquerront en premier lieu par la pra- tique et l’expérience concrète. De nouvelles com- pétences, comme la capacité à déployer des rai- sonnements complexes, la créativité, l’intelligence émotionnelle et la perception sensorielle gagnent aujourd’hui en importance, et cela dans presque tous les métiers. Les entreprises ont besoin de pro- fils d’individus plus agiles, créatifs, communicants, autonomes et responsables.

 

Transition institutionnelle

La démocratie libérale telle qu’elle s’est construite en deux siècles et demi est en train de disparaître… Les institutions qui structurent la société sont frappées par l’épuisement de leur matrice com- mune. Les symptômes de ce déclin se sont multi- pliés au cours du dernier tiers du xxe siècle : recul de la pratique religieuse, mutation du modèle familial, contestation des formes de l’autorité. Le déclin de ce paradigme institutionnel est ressenti dans toute la société comme une « perte de sens » de l’action collective. Enfin, le passage d’une struc- turation « verticale » à une structuration « horizon- tale » de la société se manifeste aussi bien au sein de l’appareil de l’État, notamment par la substitution progressive aux administrations centrales, qui en étaient la colonne vertébrale, d’agences et d’auto- rités administratives indépendantes que dans les entreprises dont les organisations reposent à pré- sent sur un ensemble de relations d’échange, de coopération et de complémentarité non hiérar- chisé. Cet ensemble de mutations, touchant de manière irréversible toutes les échelles de l’organi- sation sociale peut-être qualifié de transition insti- tutionnelle.

Or si nous voulons faire face aux défis de la Grande Transition, il faut que nous reconstruisions un sys- tème de décision collective que nous n’avons plus… Il faut être attentif, comme nous invite à le faire Yannick Blanc, haut-fonctionnaire, vice-président de la Fonda, aux nouveaux phénomènes d’engage- ment et de fabrique des décisions collective. On voit aujourd’hui se constituer des nouveaux collectifs qui se réunissent autour d’un objectif commun pour mettre en valeur un territoire. Ils montrent une nouvelle capacité à agir ensemble. La grande nou- veauté est qu’ils posent des règles éthiques plutôt qu’une organisation.

 

Agir pour un monde en transition

Parce que notre action sur le monde se résume à changer ou être changé, il est important de prendre conscience que cette Grande Transition invite à ce que chacun se prenne en charge, devienne acteur et non spectateur de son devenir. La SFdP a fait le pari, que face à ces défis, les territoires – régions, départements,  métropoles,  pays,  communautés

d’agglomération – peuvent inventer de nouvelles formes d’action sociale et de démocratie locale… La proximité avec les citoyens, la capacité à innover, à accompagner les initiatives citoyennes et la capacité à prendre en compte des contextes et écosystèmes locaux sont des atouts précieux des territoires.

C’est au niveau des territoires qu’une cohérence peut être retrouvée au travers de projets de société aux finalités démocratiquement élaborées et parta- gées. C’est pourquoi son septième Printemps de la prospective a été consacré au thème « Les territoires dans la Grande Transition ». Il s’agissait de donner la parole aux acteurs des territoires, recueillir leurs témoignages, s’appuyer sur leurs réflexions, et tirer des enseignements des expériences, notamment des plus emblématiques. Les territoires sont appa- rus lors de ce Printemps de la prospective comme des lieux de résilience collective. Les échanges ont été très riches et les actes devraient être publiés à l’automne 2019.

C’est au niveau des territoires qu’une cohérence peut être retrouvée au travers de projets de société aux finalités démocratiquement élaborées et partagées. C’est pourquoi son septième Printemps de la prospective a été consacré au thème « Les territoires dans la grande transition ».

 

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