Article écrit par Jean-Marie Bergère.
Le 19 juin, se tenait à Paris le 7e Printemps de la Prospective, organisé par la Société Française de Prospective. L’occasion de faire le point sur notre présent, de débattre de ce dont il est gros et de futurs, redoutables aussi bien que souhaitables. Jean-Marie Bergère y assistait.
La Grande Transition de l’humanité
Ce 7e Printemps de la prospective était consacré à La Grande Transition de l’humanité, de Sapiens à Deus, titre du livre collectif récemment publié par la Société Française de Prospective (SFP). Rien que ça, est-on tenté de dire. Pour être plus précis, et comme pour annoncer un retour sur terre, le titre de la journée est « Les territoires de la Grande Transition ». Jean-Eric Aubert, président de la SFdP, le dit d’emblée. Aux trois questions essentielles que nous nous posons, « D’où venons-nous, qui sommes-nous et où allons-nous ? », il faut en ajouter une quatrième « Qui fait la vaisselle ce soir ? ». On est prévenu. Ce n’est pas par goût des superlatifs que la transition est qualifiée de Grande, mais parce que nous vivons sans doute un moment « comparable dans son ampleur au passage, au néolithique, du nomade chasseur-cueilleur au sédentaire agriculteur ». Jacques Theys, qui avec Christine Afriat a dirigé la publication de l’ouvrage cité, écrit : « C’est dans ce contexte de bouleversements multiples que se situe l’hypothèse de la Grande Transition — comme une façon de lire et de donner un sens à toutes ces évolutions en partie contradictoires ».
Christine Afriat, dans son introduction à la journée, est plus précise. Nous affrontons des problèmes aussi divers que la multiplication de chaleurs meurtrières, les conséquences de perturbateurs endocriniens (ce jour-là le journal Le Monde titrait sur le chlorpyrifos, présent dans les aliments et qui attaque le cerveau des jeunes enfants), l’omniprésence du numérique, les connexions tous azimuts qu’il permet et la puissance qu’il donne à quelques entreprises, la capacité technique de remanier le vivant, la remise en question des savoirs imposés d’en haut et de la verticalité en général, et l’émergence d’un droit à l’expérimentation, d’une appétence pour le « bricolage ». La « Grande Transition de l’humanité » n’est pas la simple addition des « petites » transitions, « écologique, numérique, cognitive ». Il nous faut « les appréhender dans leur globalité et leurs interactions ». C’est dire l’ampleur de la tâche.
Patrick Viveret, dans le chapitre de l’ouvrage consacré à « Donner du sens à la Grande Transition », parle de « trois changements d’air, d’aire et d’ère », avant de remarquer que « ces trois immenses mutations sont en outre systémiques puisque chacune d’elles interagit avec les deux autres ». Mais on le sait les prospectivistes ont le souci constant de « trouver des marges de liberté et de choix dans tous les domaines possibles, afin de rendre discutables toutes les alternatives ». Patrick Viveret peut ainsi proposer de construire « une alternative aux impasses du capitalisme et du collectivisme étatique en plaçant comme perspective positive une stratégie de résilience face aux effondrements générés par ces logiques combinées de démesure et de mal de vivre ».
Un Conseil National de la Résilience
De résilience, il sera question à plusieurs reprises lors de ce 7e printemps de la prospective. Le printemps annonce les beaux jours (au moins jusqu’à présent !), il n’invite pas au renoncement. Et c’est bien une effervescence toute printanière qui caractérisait les débats et réflexions collectives. Lors des ateliers, les échanges étaient organisés autour de trois questions : « Est-il possible d’inventer de nouveaux modèles de développement ? Quels aménagements apporter aux cadres institutionnels ? Comment construire une prospective démocratique ? » On se doute qu’aucune de ces questions n’a reçu de réponse complète et définitive. Quelques enseignements toutefois.
Les territoires forment des « écosystèmes locaux » où naissent innovations et projets. Claude Grivel, président de l’UNADEL le dit avec force. A l’origine du développement local il y a le refus de la résignation, la capacité à dire non et à résister par des démarches collectives et propres à chaque territoire, aussi bien aux décisions prises ailleurs qu’aux « bonnes pratiques » à imiter. Il souhaite la création du CNR, comprendre Conseil National de la Résilience (et on s’en doute de Conseils locaux de la résilience). Christian du Tertre plaide pour faire des expériences existantes — il cite celle de Loos-en-Gohelle ou celle des villes-paires portées par le laboratoire ATEMIS- des ressources pour inspirer d’autres expériences et en tirer une doctrine générale. Hugues de Jouvenel explique que l’avenir des territoires dépend essentiellement de l’interne, des initiatives locales. Le plus grand service qu’on peut leur rendre est souvent de leur ficher la paix. Yannick Blanc introduit la table ronde qu’il anime en affirmant que le système hiérarchique, vertical dont nous héritons s’effondre. La restructuration sera plus horizontale, égalitaire, forte de l’action collective.
Cela n’annule pas les tendances lourdes, les méga-problèmes, « les ultra-forces, disproportionnées par rapport à la perception humaine », dont parle Pascal Chabot. Elles s’inscrivent dans la longue durée et paradoxalement disent combien il est urgent d’agir. Le climat est une urgence absolue, les risques sur le vivant également. Face à ces enjeux, Dominique Bourg constate que si l’écologie structure dorénavant le débat public, elle le fait souvent au profit de ceux qui nient les problèmes et l’urgence d’agir, Trump, Bolsonaro et quelques autres. Il constate, exemples à l’appui, qu’en France, on joue à « plus écolo que moi tu meurs » et qu’on agit peu ou de façon contreproductive.
Le numérique facilite le commerce à longue distance, il consomme beaucoup d’énergie, il produit un imaginaire contraire à celui dont nous avons besoin et que nous devons créer, un imaginaire connecté avec le vivant. Coralie Richaud reconnaît le rôle positif des réseaux sociaux lorsqu’ils organisent des collectifs, mais elle met en garde contre une culture de la vanité (« on me like ») et de la puissance, mesurée au nombre de ses « amis » et followers.
Pierre Giorgini, Président Recteur de l’Université catholique de Lille explique que nous n’allons pas dans l’inconnu, mais dans l’inconnaissable. Jacques Theys peut en déduire qu’il faut abandonner toute idée d’une « prospective de consensus ». Il nous faut au contraire discuter des alternatives, ne pas nous laisser accaparer par le court terme en étant conscient que nos choix engagent le long terme. La prospective affirme alors sa vocation, explorer et élargir l’éventail des possibles, sans exclure ce qu’on ne souhaite pas voir advenir. Sans anticipation, pas de liberté, pas de possibilité pour les « acteurs agissants » d’infléchir le cours des évènements.
Dans le livre La Grande Transition de l’humanité, Dominique Christian reformule l’habituel dilemme entre déterminisme, qu’il soit historique, technologique ou culturel, et liberté humaine : « la question à propos de la Grande Transition est moins : “est-elle choisie ou subie ?” que : “choisie par qui et subie par qui ?” » Denis Lacroix, prospectiviste à l’IFREMER, montre à quel point notre capacité à trouver des parades aux désordres climatiques sera corrélée aux moyens disponibles. Face à la montée du niveau des océans, les Pays-Bas s’en sortiront mieux que le Vietnam. Patricia Auroy dans un article du livre intitulé « La société organique » s’alarme du fait que « nos sociétés pourraient mourir d’une incapacité endogène à penser le futur de façon partagée au sein d’un système global devenu de son côté extrêmement complexe, illisible et potentiellement instable ». Elle scrute les tendances opposées, « les multiples écosystèmes d’innovation, de recherche, de projets que l’on voit éclore et croître » qui annoncent peut-être une forme qui « privilégierait une nouvelle reconnaissance de l’autre, comme porteur de complémentarités, et non comme une menace. Une forme dont le ciment serait l’empathie plutôt que la concurrence ».
Mobilisation générale
J’ai participé dans les années 1990 à un exercice de prospective territoriale, Limousin 2017, démarche animée par Fabienne Goux-Baudiment, prospectiviste à l’origine de la Société Française de Prospective. J’avais constaté comment des débats dénués d’enjeux de pouvoirs immédiats, libérés de « croyances limitantes » et ouverts à l’imagination et aux alternatives, étaient mobilisateurs. La prospective se révélait un formidable outil de lutte contre la résignation et le fatalisme. Elle ne tire pas des plans sur la comète, mais elle organise l’enquête sans préjugés, s’immerge dans le temps long avant de revenir au présent. Elle imagine des futurs souhaitables et d’autres qu’on va chercher à éviter. Le rapport final s’intitulait « A nous de jouer ».
Dans ce grand « maelstrom » dans lequel nous nous débattons, dans nos tentatives si difficiles de penser les articulations entre ce moment de passage à une humanité globalisée -cette « seconde phase de l’anthropocène »-, le développement dans tous les domaines des technologies de l’information, de l’Intelligence artificielle, des bios et nano technologies, des tentations transhumanistes, le passage à une « modernité réflexive » qui est aussi celle « d’une déliaison croissante des individus par rapport aux formes traditionnelles d’intégration sociale » (Jacques Theys), la prospective ne nous demande pas de nous « adapter » et de consentir à ce qui serait inéluctable. Cette injonction, accompagnée du sentiment d’accélération, ne peut que produire du ressentiment et des « des sursauts violents de résistance au changement ». La prospective se pose alors en instrument de notre liberté, elle est nécessaire pour que nous puissions être acteurs et citoyens agissants, conscients des menaces et volontaires pour les affronter collectivement. La résilience ne se décrète pas, elle s’expérimente dans les interstices, dans des oasis, dans les territoires auxquels nous sommes attachés et que nous voulons ouverts sur le monde et en mesure de lier humainement passé, présent et avenir.
· Pour en savoir plus :
– La Grande Transition de l’humanité. De Sapiens à Deus. Sous la direction de Christine Afriat et Jacques Theys. FYP Editions, 2018
– Sur les effets délétères de l’injonction à s’adapter et l’apport possible de la philosophie pour « éclairer l’histoire et le sens des politiques de l’évolution et contribuer à une reprise en main collective, démocratique et éclairée du gouvernement de la vie et des vivants », on peut lire le livre de la philosophe Barbara Stiegler : Il Faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique. Gallimard, 2019
– Et pour une réflexion complémentaire sur notre « pouvoir d’agir » sur « la part non fatale du devenir » : Utopies Réelles de Erik Olin Wright. La découverte, 2017 pour la traduction française. Metis en a fait une recension en janvier 2018.