Jacques Theys, vice-président de la Société Française de prospective
Ouvrage majeur de la prospective mondiale publié en 1990 « 21OO, récit du XXI ième siècle » – dirigé par Thierry Gaudin – aborde presque toutes les dimensions de notre avenir. Chacun de ses 21 chapitres et presque chacune de ses 600 pages mériteraient une analyse spécifique et rien ne peut remplacer sa lecture ligne par ligne, toujours passionnante. Le texte qui suit, version écrite d’une intervention faite lors de la première séance du séminaire organisé par la FONDATION 2100 et la Société Française de Prospective sur « un nouveau récit du XXI ième siècle »[1] en propose quelques commentaires à partir d’une lecture globale.
- Un objet absolument unique dans l’univers de la prospective
Il y a une chose essentielle, qui n’est pas suffisamment dite à propos de 2100 : il s’agit d’un objet absolument unique dans l’univers de la prospective – qui n’a été fait nulle part ailleurs dans le monde, ni avant ni après 199O et qui peut être ne sera plus jamais fait après, car il est le seul à combiner quatre qualités elles-mêmes assez rares :
- D’avoir pour horizon 2100 et de raconter l’histoire de tout un siècle,
- De couvrir pratiquent tous les sujets depuis la démographie jusqu’aux pratiques de cuisine ou amoureuses, et ceci à toutes les échelles, de la planète (espace proche compris) jusqu’aux banlieues urbaines ;
- D’être un véritable exercice de prospective sérieux s’appuyant sur des chiffres et des prévisions aussi solides que possible ;
- Et enfin d’être aussi un récit – par ailleurs très plaisant à lire – entre analyse et fiction, comme peuvent l’être les romans d’aventure ou de science-fiction …ou les livres d’Harari (Homo Sapiens, Homo Deus …)
Il y a d’autres travaux qui portent sur 2100, d’ailleurs assez rares[2]. Mais aucun n’a un champ de préoccupation aussi large et surtout aucun n’articule de manière aussi étroite prospective et récit, car ces deux démarches sont en fait largement antinomiques. La prospective recherche la crédibilité, parfois un peu trop, mais a le souci majeur d’ouvrir largement les possibles – ce qui pose d’ailleurs un problème de choix entre les scénarios qu’elle produit. Le récit, lui, est beaucoup plus imaginatif mais n’ouvre qu’une voie unique – ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient … La combinaison improbable des deux, c’est ce que Thierry Gaudin appelle « un récit racontable ». J’ajouterais, dans le cas de 2100, un récit lisible par tout le monde … ce qui est une cinquième de ses qualités …
Comment un pari aussi fou de raconter tout le siècle futur – entre parenthèse fait par une administration (ce qui serait inimaginable aujourd’hui !) – a-t-il été réussi et peut nous intéresser encore 30 ans après alors que lorsqu’il a été publié il n’y avait encore ni internet[3], ni réseaux sociaux ni téléphone mobile et que le GIEC venait à peine d’être créé ? Thierry Gaudin a souvent expliqué ce qui a permis ce quasi miracle … Mais de mon côté je dirais pour deux raisons :
- D’abord c’est un travail qui a été le fruit de longues années de réflexions et d’une mobilisation exceptionnelle de beaucoup d’intelligence et de créativité. Ce sont en tout près de 6OO experts ou contributeurs qui ont été mobilisés, ce qui a permis, en particulier, de faire de la prospective sérieuse et originale sur énormément de champs différents,
- Ensuite le récit qui en a été tiré – en plus de la qualité et de l’imagination de celui ou de ceux qui l’ont écrit et de sa mise en forme – s’est appuyé sur une pensée du futur très élaborée et efficace …Celle essentiellement de Thierry Gaudin mais Thierry Gaudin s’appuyant aussi sur quelques penseurs majeurs de la technique, de l’éthologie ou de l’histoire longue qui ont ouvert des voies très fructueuses pour son travail …
* Je fais donc une claire distinction – ce qui n’est absolument pas le cas dans l’ouvrage – entre la robustesse de la prospective d’un coté et la construction du récit de l’autre … Et c’est sur chacun de ces deux aspects que je vais faire successivement quelques commentaires – qui, j’y insiste, ne réduisent en rien toute l’admiration que j’ai pour cet ouvrage absolument hors norme et pour son auteur principal …
- II) Ce qui a été ou pas prévu domaine par domaine : quelques commentaires sur la partie proprement prospective
… Ces commentaires sur le volet proprement prospectif seront extrêmement brefs pour éviter de faire double emploi avec ceux très précis déjà faits les autres intervenants du séminaire du 29 mars [4]
Ce qui est le plus impressionnant quand on relit 21OO plus de 30 ans après, à la lumière aussi de ce qui a été écrit après 1990 sur le futur lointain, c’est l’étonnante concordance entre ce qui y est dit dans l’ouvrage et les réalités que l’on constate ou les prédictions dont on dispose aujourd’hui – les 3 degrés de réchauffement ou les 12milliard d’habitants en 2100 ( au lieu de 11 ! ), la société du spectacle, le siècle des femmes et de la société civile, le recours massif au télétravail, les « sauvages urbains » , ect …Je dirais que 8O% de ce qui y est écrit se révèle étonnement proche de ce que l’on constate ou anticipe !!!… Page 424 de l’ouvrage on est même halluciné de lire le récit de l’armée russe enlisée en 2020, (mais pour de bonnes raisons !), dans un conflit avec les Azéris, non pas à Kiev mais à Bakou. Il y a certes quelques absences – comme l’émergence et la toute-puissance de la Chine (en 1990 on parle plutôt du Japon !) – mais elles sont relativement peu nombreuses. Il y a aussi quelques erreurs importantes de prévision dans les rythmes de changement : en particulier une forte sous-estimation de la vitesse d’évolution du numérique ou du réchauffement climatique, ou, au contraire, une surestimation de la percée et du role de certaines technologies comme par exemple l’hydrogène – considéré comme une solution majeure au problème du climat disponible dès les années 2020. Mais ce sont des erreurs que font souvent les prospectivistes – et cela ne pose de problème vraiment crucial que dans les domaines où le temps joue un role absolument déterminant – comme pour le climat. J’y reviendrai.
…. Sur cette partie prospective, je n’ai donc finalement que deux critiques personnelles importantes à faire en complément de ce qui a déjà été dit par les autres intervenants du séminaire ….
D’abord je m’interroge sur l’absence d’une dimension macroéconomique incluant , notamment , des hypothèses de croissance, de productivité, d’emploi , de capacité d’épargne ou d’investissement, de répartition et d’inégalité des revenus – et me demande si c’est parce que c’est un domaine sur lequel on ne peut pas faire de prédictions à très long terme (comme pour la géopolitique ) , si c’est par choix de privilégier des approches microéconomiques et de s’interdire toute approche holiste – comme cela est fait dans l’ouvrage ( qui parle beaucoup , à l’inverse, de l’innovation , des entreprises , des monnaies privées ou locales , des transformations du travail et modes de production … ) – ou si c’est finalement par crainte d’enfermer l’imagination dans des contraintes économiques. Cela a aussi une incidence sur la relative discrétion avec lesquelles sont abordées les questions de différences sociales – y compris, par exemple, puisque l’ouvrage donne une place importante à la créativité, aux situations respectives des « classes créatives » et des autres. On peut remarquer, qu’à l’inverse, plusieurs autres travaux de prospective à l’horizon 21OO – comme le rapport du Club de Rome ou ceux du Global Scenario Group (voir la note 1) – donnent à ces dimensions économique ou d’inégalité sociale une grande importance. C’est vrai qu’ils sont aussi beaucoup moins imaginatifs.
Ma seconde critique, est que je trouve que les évolutions qui sont dessinées dans 2100 ne vont pas assez loin dans leurs dynamique et leurs conséquences, comme si leur horizon implicite était plutôt 2050 que 2100. Les changements annoncés ne sont pas toujours envisagés dans toute leur ampleur et leur dimension de rupture absolument majeure … C’est vrai par exemple pour le climat qui s’il évoluait vers un réchauffement de 3 degrés en 2100 provoquerait des changements tels que tout ce qui est dit ailleurs dans le récit de 2100 en serait totalement bouleversé. Personne d’ailleurs n’a jusqu’à présent réussi ou même essayé d’évaluer concrètement les conséquences de ces bouleversements après 2050 – et c’est une des grandes lacunes de la prospective. C’est vrai aussi pour le numérique, l’intelligence artificielle, la robotisation… où l’on en reste encore souvent dans l’ouvrage au 2.0 actuel ou à des allusions aux cyborgs …mais pas à l’Intelligence artificielle généralisée et à la vie 3. O de Tegmark, à la superintelligence de Bostrom ou à la singularité de Kurzweil – pour citer 3 ouvrages publiés après[5]. Que serait un monde où l’homme devrait coexister avec des machines dont les intelligences, capables de s’autonomiser et de collaborer ensemble, seraient au moins égales ou peut être supérieures à la sienne ? L’hypothèse n’est pas envisagée sérieusement comme les dérives possibles vers le transhumanisme. Et il y aurait aussi à réfléchir plus profondément sur les conséquences et les conditions de réalisation , après des siècles d’espoir depuis les lumières , d’une véritable société d’autonomie débarrassée des dominations institutionnelles étatiques ou religieuses (avec un nouveau partage entre pouvoirs institués et pouvoirs instituants ) – projet qui est aussi au cœur de l’ouvrage , mais dont Castoriadis, qui s’est toujours battu pour cela, a montré qu’elle était conditionnée par une conversion radicale et donc encore improbable des esprits et des intérêts [6] … Le XXI ième siècle c’est aussi cela, ces énormes ruptures – qui nous plongeront dans quelque chose que nous ne savons pas encore vraiment penser, même si 2100 nous y invite et nous aide à le faire ….
III) Un regard plus global sur le récit et sa trame
2100 n’est pas seulement une série de prédictions sur ce qui va se passer entre 1990 et 2100 dans différents domaines comme la technologie, la démographie, l’environnement, la santé, l’éducation, les formes de guerre, les modes de vie, ect… Ce qui donne sa singularité à l’ouvrage c’est la mise en récit de cet ensemble – ce qui permet de faire tenir ensemble toutes ces prédictions, de leur donner un sens, une cohérence, une couleur spécifique. Cette mise en récit, c’est à la fois une écriture, une qualité d’anticipation, une fiction et l’expression d’une pensée de l’avenir trés construite.
La particularité de 2100 par rapport aux autres travaux de prospective est en effet qu’il peut se lire comme un roman superbement écrit, imagé, dense et de bout en bout passionnant, mais qu’il est aussi construit sur une trame très claire et serrée, qui exprime une pensée très profonde du futur qui doit énormément à Thierry Gaudin et à ceux qui l’ont inspiré … C’est un travail de marqueterie où de mosaïque – avec énormément de pièces colorées diverses mais dont chacune s’emboite de manière très précise. Je ne vais pas essayer de rentrer dans la tête de ce dernier pour expliciter cette trame, mais prendre le risque de faire quelques commentaires généraux en m’appuyant sur ma propre lecture et sur ce qu’il en a dit lui-même – ce qui n’exclut pas que je me trompe d’interprétation …
2100, c’est essentiellement l’annonce pour le XXI ième siècle d’un triple changement – un changement de système technique, un changement de monde et un changement de nature (avec aussi l’achèvement de l’évolution vers une « techno nature »).
Trois changements qui dans l’ouvrage sont étroitement imbriqués les uns aux autres. D’une certaine manière le livre concrétise ce que prophétisait en 1959 Theillard de Chardin lorsqu’il disait que le XXI ième siècle serait déterminé par trois tendances majeures : la montée de l’unification – vers un monde commun global, la montée de la technique avec les énormes potentialités de libération qu’elle ouvre, et la montée de la compréhension, de la pensée, de l’intelligence collective – dans une spirale montante vers ce qu’il appelle la noosphère[7] … Mais Thierry Gaudin ne cite pas Theillard de Chardin, et s’appuie plutôt – en plus de l’éthologie – sur d’autre penseurs comme Bertrand Gille qui a conceptualisé la notion de système technique[8], Gilbert Simondon qui a considérablement développé celle d’individuation[9] (et du role de la technique dans la construction des individus en relation avec leur milieu et le collectif), et plus généralement sur les philosophies de l’histoire issues de Lumières -en particulier Saint Simon, Auguste Comte ou pour partie Hegel … Et c’est sur ces trois notions de système technique – en relation avec la société et la nature, d’individuation, et de philosophie de l’histoire et du temps, que je vais faire quelques brefs commentaires …
L’émergence d’un nouveau système technique et ses relations avec le changement social et la nature
Ce que décrit essentiellement 2100, c’est le passage à un nouveau système technique – comme cela se produit depuis le Moyen Age tous les deux ou trois siècles – avec toutes ses conséquences. Cela va bien au dela de ce que faisaient les prospectivistes dans les années 60, qui essayaient de prévoir la date d’apparition de telle ou telle technologie spécifique – en se trompant d’ailleurs assez souvent … Ce choix du changement de système technique comme déterminant principal des évolutions au cours du 21ième siècle n’est pas du seulement au fait que l’exercice 2100 a été lancé à l’initiative d’un Ministère de l’industrie et de la recherche. Il s’explique aussi à la fois par l’idée que technique, société et nature sont étroitement imbriquées mais aussi par la relative inertie des « systèmes techniques » qui permet – comme pour la démographie ou les grands systèmes culturels – de faire de la prospective à très long terme. L’idée de son « inventeur », Bertrand Gille – développée dans l’Histoire des Techniques qu’il a dirigée dans la Pléiade – c’est qu’à certaines périodes de l’histoire l’ensemble des techniques qui apparaissent presque simultanément s’intègrent progressivement pour former un système stable, qui permet à une nouvelle société d’émerger et répond en même temps aux besoins de stabilisation de celle-ci. Il y a donc une correspondance étroite entre émergence et stabilisation des systèmes techniques et des systèmes sociaux dans un processus qui peut durer plusieurs siècles – mais avec l’idée, défendue aussi bien par Bertrand Gille que par Thierry Gaudin que le changement technique précède plutôt – pour ne pas dire détermine le plus souvent celui de la société. On peut lire ainsi par exemple page 113 de 2100 « ce qui limite la vitesse des changements, ce ne sont pas les possibilités techniques mais la durée pour que le public les assimile et se réapproprie la technologie ». Le public peut freiner la diffusion des techniques, les subvertir ou les infléchir mais ne détermine pas principalement leur création.
Une avancée conceptuelle majeure réalisée dans l’ouvrage , c’est de montrer que tous les systèmes techniques se structurent autour de quatre composantes – la matière , l’énergie , le temps et le vivant et que la grande révolution du XXI ième siècle sera marquée par les deux dernières – le rétrécissement gigantesque du temps lié au numérique et la possibilité de modifier presqu’à l’infini le vivant – alors que les questions plus anciennes de resources en matériaux ou en énergie trouveront des solutions et perdront donc une part de leur importance … On peut naturellement discuter de cela – ce n’est pas, par exemple, l’avis du Club de Rome ou du Shift Project – mais mes deux commentaires porteront plutôt sur deux autres questions, l’une sur l’unicité ou la pluralité des mondes possibles liées à un même système technique et l’autre sur celle des limites.
Unicité ou pluralité des mondes liés aux révolutions techniques ?
Le fait que 2100 soit un récit unique et pas une prospective avec des scénarios peut donner l’impression qu’à un système technique donné correspond nécessairement un seul monde possible. Mais il y a au moins deux raisons pour lesquelles il n’en est pas nécessairement ainsi … D’abord un même ensemble de progrès techniques peut favoriser des tendances institutionnelles ou sociales tout à fait contradictoires. Par exemple le système technique mis en place à la renaissance conduisit à la fois à l’émergence des Etats face à la féodalité – et même à l’absolutisme -, mais aussi, par le biais de l’imprimerie, au protestantisme, c’est à dire à l’exigence de plus de liberté et à la contestation du pouvoir autoritaire. De même le numérique permet sans doute un fonctionnement beaucoup plus horizontal de la société, mais peut aussi conduire à l’enfermement dans des tribus, à la bureaucratisation généralisée ou à la mise en place d’une société de surveillance dictatoriale – comme avec le système chinois de notation sociale. Par ailleurs, même s’il est en effet souvent possible de trouver un accord sur l’efficacité de telle ou telle technologie – ce qui explique leur universalité et l’uniformisation des pratiques ( tout le monde utilise aujourd’hui des smartphones, Google, Amazon ou Netflix ) – ceci ne doit pas masquer qu’il existe des oppositions sociales ou culturelles fondamentales sur énormément de sujets – le travail , l’écologie et les relations à la nature, le role des institutions ou de la religion , le besoin de stabilité , la mondialisation , les formes de domination , la place des techniques elles-mêmes , ect … , oppositions qui peuvent déboucher sur des visions du monde (et donc des techniques) très différentes.
Quelle place donner à cette diversité, à cette pluralité des visions ? La réponse donnée par 2100, c’est celle de leur coexistence pacifique, de l’autonomisation des petits collectifs, de la décentralisation, de la parole donnée à de nouveaux acteurs – les femmes, la société civile, de la création par la société de nouvelles institutions à la carte – les « bidules » … Cela permet de ne pas aborder frontalement la question des rapports de force qui déterminent ces choix technologiques. Mais les critiques que l’on peut faire, c’est, d’un côté, de ne pas aller jusqu’au bout des changement liés à ces nouvelles valeurs émergentes (notamment la réticence par rapport à la « techno nature ») ; et de l’autre, de maintenir dans une certaine abstraction la réalité des jeux d’acteurs qui va être celle de notre siècle. On peut lui opposer l’analyse plus concrète du philosophe Pascal Chabot qui met en avant ce qu’il appelle les ultraforces[10]– ces acteurs qui ont une influence majeure sur les choix techniques, les GAFAS ou leurs équivalents chinois, les grandes banques ou fonds de pension « too big to fail », quelques grands centres de recherche publics ou liés à des entreprises mondiales , quelques ONGs, think tanks ou sociétés de conseil internationales , un nombre très restreint de puissances dominantes avec leurs intérêts géopolitiques . La différence fondamentale entre 2100 et un autre exercice majeur comme celui du Global Scénario Group (publié en 1996), c’est que ce dernier, par le biais de scénarios contrastés, permet cette pluralité des mondes en mettant au centre ces conflits de pouvoir …
La question des limites
Mettre en avant la technique, c’est aussi poser indirectement la question des limites et de l’hubris des actions humaines. Or il me semble que sur cette question des limites et plus généralement du contrôle social de la technique, 2100 est assez inconfortable ou en tout cas très peu explicite. Peut-être par souci de ne pas avancer des visions trop normatives, par exemple sur l’éthique ou sur les valeurs liées à la nature … J’ai été frappé, par exemple, par ce qui y est dit sur l’Antarctique – avec à la fois l’idée que cet espace doit naturellement continuer à être protégé … mais qu’on pourrait « quand même » lui trouver une utilité, qui serait, par exemple, le tourisme. Ce « quand même » est significatif d’une position qui reste fondamentalement à la fois très fonctionnaliste[11] et favorable au « solutionisme technologique ». En réalité tout est fait pour que cette question des limites ne soit pas véritablement posée, soit en faisant excessivement confiance à la négociation sociale et à la simple précaution au cas par cas, soit en trouvant en amont de bons compromis entre les intérêts humains et la nature – à travers, par exemple, l’extension de la « techno nature », une conception assez spécifique des relations à Gaia et à l’anthropocène. Cette remarque s’applique aussi bien à l’euthanasie, à l’utilisation des techniques génétiques qu’aux questions du climat et de la protection de la nature (on ne parlait pas en 1990 de biodiversité !) – ces dernières trouvant leurs solutions à travers les incitations ou taxes, les nouvelles technologies et cette techno nature (le « jardin planétaire », les villes sous-marines ect) … Le philosophe de la technique Gilbert Hauttois remarque « qu’attendre de celle-ci qu’elle se limite elle-même, c’est oublier le fait qu’elle fait système »[12]… S’il y a une limite, celle-ci ne peut probablement venir que de l’extérieur du système et de ses logiques de fonctionnement (par exemple de la communauté scientifique[13] ou d’autorités morales ou civiques légitimes) – sauf prise de conscience par celui-ci de sa propre vulnérabilité. Deux pistes que n’explore pas suffisamment 2100, même s’il n’ignore pas les problèmes éventuels que poseront certains progrès et fait déjà, par exemple, référence à Gaia.
Les relations entre système technique, et société/nature sont la matière première essentielle de 2100, avec une imbrication constante dans le récit des progrès techniques et des modes de vie ou relations sociales. Il reste à aborder plus brièvement les deux autres éléments fondamentaux qui le sous-tendent- à mon sens – également : d’abord la notion « d’individuation » et ensuite une certaine philosophie de l’histoire et du temps.
L’individuation et le retour sur soi comme sens de l’histoire.
Même si elle n’apparait pas de manière explicite dans l’ouvrage, la notion d’individuation, y joue aussi – au même titre que celle de système technique – un rôle essentiel de structuration du récit … C’est en effet elle qui nous relie à la question du sens de l’histoire donné dans l’ouvrage au XXI ième siècle.
2100 n’est pas en effet seulement une anticipation, mais une direction. Une vision positive du sens dans lequel s’engage ou devrait s’engager le futur. Cela ne peut pas être une vision qui divise. Elle ne peut donc être une vision idéologique, morale ou politique de la « bonne société », de la « bonne fin ultime », du « bon gouvernement », comme la proposait à la même époque le livre de Fukuyama sur « La fin de l’histoire » – qui évoquait la victoire prochaine de la démocratie, du développement durable ou de la paix. Ce que propose l’ouvrage, c’est en effet une vision sur laquelle tout le monde devrait pouvoir en principe s’accorder quelques soient les différences : « la pleine réalisation du potentiel des individus », et par analogie, de l’humanité toute entière …
Le mot important c’est « potentiel » et cela nous renvoie au concept d’individuation élaboré par Gilbert Simondon – concept très compliqué mais sur lequel il est nécessaire de dire deux mots tant Thierry Gaudin a pu en exprimer l’importance dans sa pensée. Pour Simondon l’individu (mais cela peut aussi s’appliquer aux objets techniques !) n’est pas un état, un substantif, mais une genèse, un processus dans lequel un être sort progressivement d’un stade « pré individuel », avec toutes ses virtualités, pour se transformer d’abord en individu singulier – différent des autres – puis en co constructeur ou participant d’une conscience collective « trans individuelle ». Ce processus ne repose pas seulement sur un effort sur soi, tourné vers l’intérieur, mais sur une extension et une maitrise de ses relations avec l’extérieur, car l’individu est toujours en relation avec les autres, les techniques ou l’environnement, ce que Simondon appelle son « milieu associé ». Réaliser son potentiel c’est donc à la fois se transformer de l’intérieur, étendre ses relations et réseaux à l’extérieur (et par là ses connaissances), maitriser le milieu associé ou s’y adapter et se hisser au niveau du collectif – tout cela faisant système.
Pour aller vers cette maximisation des « potentiels individuels », Gilbert Simondon accorde à la technique une place importante pas seulement par sa capacité à étendre les réseaux, les connaissances, les perceptions ou les outils de création, mais aussi comme outil efficace de médiation entre les individus et instrument neutre de construction d’un commun. Ce sont toutes ces possibilités liées aux techniques futures que développe donc 2100 – qui, en mettant en avant l’accroissement des potentiels individuels fait aussi du psychisme l’enjeu majeur, le matériau de base, de la révolution du 21 ième siècle – notamment à travers l’idée de société de la connaissance.
Mais l’idée majeure exprimée dans l’ouvrage est aussi que la révolution essentielle à opérer au cours du XXI ième siècle va être de passer d’un individu (ou d’une humanité) « maitre et possesseur de la nature » à un individu « maitre et possesseur de lui-même » – c’est-à-dire de « tourner progressivement le regard vers l’intérieur » en inversant radicalement au cours des décennies à venir la tendance à toujours plus se lier à l’extérieur et à coloniser celui-ci.
2100 distingue donc deux moments successifs. Un premier moment centré sur l’éducation et la modification du « milieu associé » – notamment par l’extension des réseaux et la transformation de la techno nature. Et un second moment de retour vers le self, vers le moi intérieur, la créativité, l’imagination, s’accompagnant d’une attention croissante au collectif … Mais – outre la relative absence d’approches non cognitives du psychisme individuel et de la constitution du collectif[14] – la question que l’on peut se poser c’est de savoir s’il n’y a pas une contradiction majeure entre cet objectif final de retour sur soi et de libération de la créativité personnelle (puis d’accés à une certaine transcendance et à un sens du commun ) et l’extension à l’infini de l’emprise du numérique et l’ élargissement dans tous les secteurs de la vie quotidienne des responsabilités et opportunités des individus , libérés enfin de toute tutelle mais laissés face à eux-mêmes . Soumis à des flux ou à des sollicitations numériques incessantes, écrasés par des informations surabondantes et des responsabilités trop importantes, ne seront-ils pas tentés de s’en remettre à des prothèses et de déléguer à la machine une part de plus en plus grande des taches assurées par le cerveau ? La créativité et l’ « otium » qui va avec ne seront-ils pas réservés à une certaine classe ? L’image qui vient à l’esprit est celle de Saint Denis tenant dans ses mains sa tête coupée (son smartphone ?) entre Paris et le lieu de son ensevelissement actuel. Mais je suis sans doute pessimiste et j’envie l’énorme confiance dans l’homme qui est celle de 2100.
Un mystère non éclairci : comment passer de la société du spectacle à la société de libération ?
Un mystère demeure cependant sur le processus historique qui conduit à cette fin de siècle plutôt optimiste … Et j’en viens donc très rapidement à mon dernier point qui est la philosophie de l’histoire et du temps sous-jacente àl’ouvrage … Comme cela a été évoqué juste avant, il y a trois phases dans le récit du XXI ième siècle proposé par Thierry Gaudin. Une première phase qui va de 1980 à 2020 – qui est celle des « Désarrois de la Société du Spectacle », où domine la confusion et le désordre. Une seconde phase d’également 40 ans entre aujourd’hui et 2060 – intitulée « La société des enseignements » – qui est une phase Saint Simonienne d’investissement massif dans l’éducation et les infrastructures, pour développer notamment les grands projets de transformation de la techno nature ou du monde urbain. Et puis après 2060 « La société de libération » – à la fois des tutelles institutionnelles et de la créativité individuelle ou collective. Ce qui n’est pas tout à fait clair c’est le processus de passage entre ces diffentes phases radicalement différentes – qui supposent des « conversions » et parfois des « têtes à queue » radicaux … Ce qui vient spontanément à l’esprit c’est celui proposé par Hegel d’un processus dialectique où tout commence d’abord par aller très mal et où la crise conduit à un certain moment à une réaction de prise de conscience puis de remise en ordre… La question est de savoir si ce sursaut peut s’imaginer dans un régime démocratique ? On peut penser aussi à la mise en place coordonnée de transitions plus sectorielles – comme celles qui ont été engagées pour l’énergie et le climat depuis le milieu des années 2000. Mais ce n’est sans doute pas à l’échelle des révolutions souhaitées dans l’ouvrage. Qu’imaginer d’autre ? Des guerres ? Une menace atomique ? IL n’y a pas de réponse explicite dans 2100, si ce n’est ces deux phrases en introduction du chapitre consacré à la « société des enseignements : « A partir de 2024 la société d’enseignement s’établit. Tous les moyens de la société du spectacle sont mobilisés pour cela » … Je me demande parfois si Thierry Gaudin n’a pas un jour pensé que seuls un ou plusieurs despotes éclairés pourraient permettre cette révolution… Mais la solution la plus simple à ce mystère est sans doute qu’en 1990 il s’agissait plus de proposer une vision qu’un processus concret de transition – alors qu’aujourd’hui, en 2022, nous sommes face à l’échéance ….
Pour changer d’époque, changer d’abord nos visions du temps.
Les visions et analyses proposées dans 21OO restent un capital inestimable pour tous ceux qui sont aujourd’hui confrontés à ce défi de changer d’époque – pour aller vers un futur positif au XXI ième siècle. Mais il faut aussi intégrer le fait que nous ne sommes plus du tout dans la même situation qu’en 1990.
Il nous faut en particulier accepter que notre conception du temps puisse avoir changé depuis le moment où a été publié 2100 – comme le suggère d’ailleurs Francois Hartog qui évoque une rupture dans ces conceptions du temps justement au tournant des années 80- 90[15]. Pour cet historien nous serions ainsi passé à ce moment précis dans ce qu’il appelle le présentisme – ce qui pourrait ausssi expliquer qu’il y ait eu peu de travaux de prospective à très long terme après le milieu des années 90 …et une certaine « panne du futur ». Le présentisme, n’est-ce pas l’autre nom de la société du spectacle ? Il faut en sortir, mais nous ne reviendrons pas non plus au régime de temporalité qui existait au temps où 2100 a été écrit. A l’hypothèse d’un temps ouvert, linéaire, tourné vers le progrès, le risque d’impasse écologique et la récurrence des crises nous imposent en effet désormais de substituer celle d’un temps plus discontinu et fermé – donnant une place centrale à l’irréversibilité, à l’urgence, au délai, mais aussi à l’incertitude radicale, à la possibilité de catastrophes systémiques, à la résilience aux chocs[16] ? Personnellement je ne souhaite pas que cela remette en cause les espoirs de futurs positifs et inventifs qui sont au cœur de 2100. Il me semble que pour sortir du présentisme, de la société du spectacle, de la panne du futur, il faut inventer une « nouvelle alliance » [17] qui permette de combiner ces deux visions contradictoires du temps – à la fois ouverte et inventive, et fermée – mais plus consciente de la nécessité de faire du temps une dimension essentielle de l’action. Et cela passe d’abord par une prospective nouvelle, capable de prendre les mêmes risques que ceux pris par 2100, et notamment d’oser le très long terme, mais acceptant aussi de faire enfin du temps une de ses dimensions essentielles, et d’intégrer dans ses récits la pluralité des mondes possibles – comme l’ont fait d’autres travaux voisins.
UN AUTRE EXEMPLE DE PROSPECTIVE A 2100 du GLOBAL SCENARIO GROUP …
Familles de scénarios | Variante 1 | Variante 2 |
Mondes conventionnels
Les valeurs humaines, les modes de production et de consommation, les rapports de puissance et dynamiques démographiques, sont dans le prolongement les tendances passées et l’intégration de l’économie mondiale, comme le changement technique s’accélèrent. |
Scénario de référence
Le développement est déterminé par les logiques de marché, qui s’étendent à toutes les activités. Les valeurs dominantes sont celles du consumérisme, de l’individualisme et du profit à court terme. Les progrès technologiques conduisent à une hybridation homme machine et à une techno nature. |
Réformisme politique
Face aux risques économiques sociaux ou écologiques liés au scénario précédent, la communauté internationale envisage une réponse politique collective. Cette réponse porte, notamment, sur l’environnement et la pauvreté, combattus par des moyens d’abord technologiques. |
Barbarisation
Les forces de rappel économiques, politiques ou technologiques qui devraient permettre aux mondes conventionnels de perdurer ne fonctionnent pas ou sont insuffisantes. Les contradictions sont exacerbées, conduisant finalement à une dérégulation du système mondial et à des évolutions chaotiques. |
L’effondrement
Les écarts de revenus et les crises écologiques deviennent telles qu’elles conduisent à des effondrements économiques et sociaux. Les gouvernements sont impuissants à contrer ces tendances et se replient sur eux-mêmes. Les conflits entre Etats et des guerres civiles se multiplient, aggravant la situation. |
Le monde Forteresse
Pour échapper au risque d’effondrement du scénario précédent et aux crises qui lui sont liées, certaines grandes puissances ou acteurs privés instaurent des « ordres locaux » ou se réfugient dans des enclaves protégées en s’appuyant sur la domination militaire et policière. La ségrégation et l’inégalité deviennent la règle. |
Grandes transitions
Ces scénarios veulent être des « utopies réalistes » – à la fois faiblement probables et indispensables pour envisager le passage à une civilisation planétaire durable. Ils supposent une prise de conscience des limites et des risques liés aux scénarios tendanciels ou de barbarisation précédents – et une transformation en profondeur des systèmes de valeur et de décision. |
L’Eco communautarisme Les insatisfactions par rapport au fonctionnement démocratique et la montée des valeurs immatérielles conduisent à l’émergence de sociétés et de communautés autonomes isolées qui s’organisent pour faire face aux enjeux existants. Les pratiques collaboratives et de partage se développent – inversant l’agressivité des relations verticales habituelles. |
Le nouveau paradigme de durabilité
L’évolution des valeurs et la prise de conscience des risques conduisent à privilégier les biens communs, l’écologie, la solidarité, le bien-être et la résilience aux dépends de la consommation matérielle et de la course à la taille. Des transitions multiples concrétisent un nouveau paradigme de développement coordonné au niveau mondial. |
[1] Première séance de ce séminaire consacrée le 29 mars à une relecture de l’ouvrage 40 ans après ;
[2] En particulier , pour ce qui est des prospectives globales , « Limits to growth » du Club de Rome , les travaux du GLOBAL SCENARIO GROUP publiés , comme 2100, dans les années 90 et les deux versions de la « Grande Transition » , celle de Kenneth Boulding et du Tellus Institute , amorcée par le premier en 1954 ,et poursuivie par le second ensuite et celle , beaucoup plus récente de Fabienne Goux Baudiment , toutes deux présentées et discutées dans l’ouvrage publié en 2018 par la SFdP « La grande transition de l’humanité » , sous la directions de Jacques Theys et Christine Afriat ;
[3] La naissance d’internet est souvent datée de fin 89, mais il n’a pris toute sa dimension actuelle que fin 90.
[4] Voir ces interventions sur les sites de la Fondation 2001 ou de la Société Française de Prospective.
[5] Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, 1999 ; Max Tegmark, La vie 3.0 Être humain à l’âge de l’intelligence artificielle, Dunod ,2018 ; Nick Bostrom, Superintelligence, Oxford University Press, 2014 ;
[6] Source : Entretien de C. Castoriadis publié dans la revue Propos en 1993. « Le projet d’autonomie n’est pas une utopie » et repris dans l’ouvrage du même auteur « Une société à la dérive, Points, 2011. Une des conditions citée est que « la passion de la consommation soit remplacée par celle des affaires communes ».
[7] Teilhard de Chardin, L’avenir de l’homme, Editions du Seuil, 1959 ;
[8] Bertrand Gille (dir), Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade ;
[9] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Thèse publiée en 2005.
[10] Pascal Chabot, Exister, résister : ce qui dépend de nous ; PUF, 2017.
[11] C’est-à-dire centrée sur l’utilité pour l’homme – au sens où l’économiste Robert Solow disait en 1992 : « la plupart des ressources naturelles valent pour ce qu’elles font et non pour ce qu’elles sont »
[12] Gilbert Hauttois, dans J.Y. GOFFI, La Philosophie de la Technique, Que Sais-je ? PUF, 1988.
[13] Voir l’exemple des 9 limites planétaires définies en 2009 par 26 chercheurs réunis pas le Stockholm Environmental Institute sous la direction de Nick Roström ainsi que J. Theys, « Nous n’avons jamais été soutenables, plaidoyer pour une durabilité forte, Revue Développement durable et territoires, 2018
[14] Tels que L’homme sans gravité (Melman), La société du malaise (Ehrenberg), La vie liquide (Baumann) ;
[15] François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2004 :
[16] Voir Jacques Theys, « Le Climat, une question de temps », Revue Nature Science et Société, 2015 et « Prospective, catastrophe et collapsologie », Revue des Annales des Mines, Responsabilité Environnement, 2020 ;
[17] Référence au livre d’Ylia Prigogine et Isabelle Stengers : La nouvelle alliance, Gallimard, 1979.