Note de synthèse – provisoire – de Denis Lacroix et Jean-Éric Aubert

Cette manifestation sur les formes potentielles du futur était organisée par la Société française de prospective (SFdP) au Forum 104, centre d’activités culturelles et de formation, connu pour son ouverture à la pluridisciplinarité. Cette journée, qui a accueilli une soixantaine de personnes dont un tiers en visio-conférence, s’inscrivait dans le cadre du « Printemps de la prospective », évènement phare de la Société Française de Prospective, organisé chaque année sur un sujet transversal traitant d’enjeux de moyen et long terme. Sous le titre volontairement ambigu de « Plus de futur(s) ? ».

Quatre thématiques étaient proposées : (1) Notre époque est-elle « en panne de futur » ou, au contraire, « pleine de futurs »? (2) Émergences culturelles, émergences de futurs ; (3) Territorialiser la prospective, nouvelles dynamique et (4) Stimuler les imaginaires, éclaircir l’avenir. Les sessions étaient construites sur le modèle classique de 3 à 4 exposés d’experts d’horizons divers suivi d’un débat avec la salle et d’une proposition de synthèse de la problématique traitée. Le profil des participants était très varié, du professeur d’université spécialiste d’un domaine fortement lié aux enjeux du futurs, comme la géopolitique par exemple, jusqu’au doctorant travaillant sur des questions d’aménagement du territoire ou d’impacts de technologies.

Les organisateurs sont partis du paradoxe suivant : avec la crise sanitaire actuelle, il apparaît une forte demande de penser l’avenir et en même temps une difficulté de reconnaissance, voire de compréhension des approches prospectives. Si l’on reprend les termes dans lesquels le colloque a été présenté sur le site de la SFdP : « On semble aujourd’hui avoir du mal à penser notre avenir, particulièrement dans la société française empreinte de pessimisme, plus que ses voisines européennes. A cela plusieurs causes. Tout d’abord on est face à une crise des représentations : on est pris entre les visions apocalyptiques de l’effondrement et les visions iréniques du transhumanisme. Ensuite les réponses apportées par la prospective sont insuffisantes. Si la prospective   est, certes, de plus en plus utilisée pour les décisions sectorielles de moyen terme, les acteurs ont du mal à penser visions globales de plus sur du très long terme. Enfin, il y a un sentiment, fondé, d’un rétrécissement des marges de manœuvre avec une évolution incontrôlée vers le réchauffement climatique, un monde dominé par de grands acteurs comme les GAFAM et une confrontation qui semble inévitable entre la Chine et les États-Unis.  Et la pandémie de la Covid se prolongeant, les idées d’un « monde d’après », nées lors de son apparition, se sont évaporées ».

Introduisant le colloque, Jean-Éric Aubert, président de la SFdP, explique le cheminement qui sera suivi au fil de la journée, à savoir : la première session doit permettre de discuter, sinon clarifier, la question centrale sur la possibilité de penser le futur aujourd’hui ; puis trois sessions porteront sur trois démarches complémentaires à l’œuvre pour penser le futur : la formulation de visions sur des transformations globales de nature culturelle et (géo)politique (session 2), la prospective territoriale et locale où des responsables se penchent sur l’avenir de leurs territoires (session 3), et la stimulation des imaginaires à travers la construction de fictions (session 4). Ainsi on éclairera des voies par lesquelles on peut sortir concrètement d’une éventuelle « panne de futurs ».

Session 1 : Notre époque est-elle « en panne de futur » ou, au contraire, « Pleine de futurs » ?

Un constat de départ plutôt sombre

 

La session s’ouvre par un exposé de Jacques Theys, vice-président de la SFdP,  qui présente trois angles d’attaque pour le futur :

(1). Ce qui va se passer demain : l’impression dominante est de brouillard sur le futur lointain (« tout l’ordre que nous gagnons dans les détails, nous le perdons dans la vision d’ensemble » R. Musil[1]). Nous sommes dans un monde VUCA (Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté). Nous voyons l’avenir hypothéqué de multiples manières : climat, mégalopoles, pollution catastrophique… Comment s’organiser notamment avec les technologies (cf. B. Cazes : l’histoire des futurs[2]). On est loin du fleuve tranquille à la Jules Verne. On voit plutôt des inondations et des rochers, sans même voir l’embouchure… Il va falloir « négocier l’avenir »

(2) Le futur comme volonté, expression et concrétisation de vision : On ne manque pas de visions : ODDs, routes de la soie, objectifs du Millenium, Métavers, Musk et Mars… Sans compter les jeunes qui oscillent entre optimisme techno et pessimisme idéologique. D’où un repli sur le présent et le spectacle. Pascal Chabot compte sur les ultra-forces (Gafam, pouvoir chinois, fonds de pension US, grandes banques…). Comment intégrer tout cela ? Enfin les technologies évoluent tellement vite qu’il devient légitime de se poser la question de la pertinence d’une réflexion de long terme (La disruption de Bernard Stiegler[3]).

(3) Le futur comme horizon d’attente : les Français sont les champions mondiaux du pessimisme. Mais seuls 10% des 400.000 personnes interrogées sur l’avenir pensent que l’avenir sera mieux (au Nord) alors que c’est 40% au Sud ! Sur les technologies, les opinions sont nuancées. L’académie des technologies signale que 55% des enquêtés trouvent ces technos « inquiétantes » et font peu confiance pour améliorer le futur (25%). Pour éviter avant tout la paralysie, la prospective doit remplir sa fonction sociale : répondre aux inquiétudes sociales et politiques, sans tomber ni dans la collapsologie, ni le « solutionnisme technologique ». Comme le dit, Jacques Theys, citant, en conclusion, Sheila Jasanoff, professeur de Sciences and technology studies à Harvard : « Nous devons consacrer des efforts incessants pour pluraliser les récits, les imaginations ou façons de connaître. C’est essentiel dans un monde marqué par une forte dynamique de standardisation due à la normalisation culturelle et aux sciences et techniques. Le pluralisme est essentiel car penser autrement permet de donner leurs chances à d’autres futurs et d’enrichir le monde commun par des alternatives aux solutions dominantes. » (Jasanoff, 2013)[4]

La question centrale, abordée par Antoine Bueno, conseiller au Sénat, reste celle-ci : peut-on mieux prévoir l’avenir aujourd’hui, sous-entendu qu’hier ?. La clef semble être celle de la position de l’horizon temporel. Longtemps, les projections étaient de très court terme (récoltes, batailles, descendance…). Les sociétés traditionnelles s’appuyaient sur le passé dans leur futur : l’âge d’or, le paradis, la Bible, les tarots, des signes concrets…

Les sociétés dites froides à temps cycliques ont été remplacées par des sociétés dites chaudes, linéaires, adossées à la croissance économique, donc à la projection d’une espérance de gain. Toutes les grandes structures développent des projections.

Etait-il plus facile de faire des projections avant ? Oui, car les variations étaient faibles dans le temps. Les métiers n’évoluaient pas ou peu. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui prévaut. Dans 70 ans, voire 30 ans, rien ne sera pareil ! Mais les sociétés froides étaient soumises à des cygnes noirs aussi ; invasions, guerres, pandémies… Des mondes encore plus imprévisibles.

Aujourd’hui, nous sommes beaucoup mieux armés pour anticiper grâce à une panoplie de techniques. On fait même de la météo sociale afin de projeter des urgences dans des hôpitaux. On dispose donc d’énormes capacités de projection, depuis Tocqueville (évolution des démocraties avec l’anticipation de l’abstention, Jules Verne, Aldous Huxley, qui prévoyait 6 milliards avant la fin du Millénium, ce qui était exact…).

On pourrait classer les scénarios en trois catégories [5]:

  1. ICARE : effondrement sous des formes variées, selon un mode plus ou moins dramatique
  2. PROMETHEE : transhumanisme et technologies triomphantes
  3. JANUS : monde contrasté peuplé de deux humanités avec une majorité de pauvres quand même.

On doit conserver l’idée que ces trois catégories risquent d’être dans une sorte de co-existence. Mais les décisions restent humaines.

Diverses voies et voix sur l’avenir

 

L’écologisation des sociétés est en cours, selon Alice Canabate, présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique. Mais l’écologie a de nombreux ennemis. Le rapport 2022 du GIEC décrit un paysage sombre augurant une accélération du changement climatique. Nous sommes dans la continuation dangereuse d’un BAU, mais sans solutions claires de sortie. De fait, le modèle de croissance actuelle est dépassé et nous conduit mécaniquement à l’effondrement de la civilisation dite thermo-industrielle. Il apparaît logiquement une nébuleuse du récit décliniste : environ 65% des Français pensent que l’on va vers un effondrement à moins de 20 ans… Ce récit croise des faits objectifs, dont les mesures scientifiques : pollution, exploitation des océans, températures en hausse, trajectoires climatique probables, fonte du pergélisol… (cf. les travaux du GIEC). Nos sociétés sont toujours basées sur des ressources minérales et vivantes considérées comme inépuisables, ce qui est faux. Il est donc légitime de poser la question : où, et comment, atterrir ?[6]

Cassandre est un mythe ancien. Le catastrophisme a toujours existé et les alertes sérieuses datent des années 1970 (rapport Meadows[7]). Tous les grands décideurs sont désormais informés et les dénonciations des trajectoires mortifères actuelles ont été faites depuis longtemps (cf. A. Grothendieck, R. Dumont, R. Carson…). Cette anticipation du pire est forte et récurrente. L’écologie s’institutionnalise via des mouvements pour la décroissance. On croit de moins en moins à la rhétorique du développement dit « durable », oxymore démontré. Nos sociétés commencent à réaliser que certains seuils d’irréversibilité ont été dépassés. On touche aux limites, comme le montrent divers instituts de recherche comme le Stockholm Resilience Centre[8]. On a donc le devoir d’aller vers la conceptualisation des changements forts et rapides. Il émerge alors trois axes possibles d’évolution :

  1. Découplage Développement-Consommation de ressources
  2. Voies (il y en a plusieurs possibles) de sortie du modèle standard actuel
  3. Alter-modèles construits

Il n’y a donc pas une vision unique de l’avenir, mais une variété de possibles avec un clivage, inévitable, entre partisans de la continuité et partisans de choix alternatifs, généralement dirigistes. Sur la question de la crise de l’avenir, il faut relativiser car nous raisonnons essentiellement pour l’Occident. Notre rapport à l’avenir, en Europe, a évolué notamment parce que la pandémie a révélé que l’équilibre des sociétés repose sur tous les métiers : boulangers, infirmières, médecins, éboueurs, enseignants….

L’image pourrait être celle d’un banc de poissons, comme proposé par Marie Hélène Caillol, Présidente du Laboratoire Européen d’Anticipation Politique. Ces poissons sont dans un même milieu ; ils ont les mêmes informations, et un cerveau presque identique. Mais chacun a un comportement « libre » mais avec des solidarités de mouvement. L’approche proposée par Marie-Hélène Caillol a trouvé une application concrète dans une école de management où les étudiants ont été engagés dans un travail prospectif les mobilisant tout au long de l’année, et intégrant leurs réflexions dans leurs contacts avec la vie de l’entreprise et de la cité, à travers leurs stages ou autres. Ainsi ont-ils pu expérimenter la mise en résonnance des idées prospectives au sein de communautés d’acteurs.

Le citoyen d’aujourd’hui est beaucoup plus proche des dirigeants par Internet. Ne peut-on en voir les aspects positifs ? Le dirigeant de l’avenir ne serait-il pas la tête d’un système d’adaptation permanent ?

Session 2 : Anticiper le futur par les émergences culturelles et socio-politiques

 

Les concepts mènent l’avenir et fondent les recompositions (géo) politiques selon Dominique Chauvin, prospectiviste. Le triptyque Liberté-Égalité-Fraternité est-il toujours un idéal crédible face à l’émergence des demandes culturelles actuelles, qui sont nombreuses et variées. Elles reflètent des inégalités sociales avec cependant une marche vers l’égalité (Piketty, 2021[9]). L’espérance de vie est passée de 26 ans à 72 ans en deux siècles (1820 – 2020)

Mais combien de temps la terre va-t-elle rester habitable, quand on fait la liste des transformations à venir ? Le poids du capital public dans l’investissement était de 60% dans les années 1960 pour descendre à 30% en 2020. Dans les pays de l’OCDE, le capital public a décru de 20% à quelques pour cents, voire des valeurs négatives (dettes publiques). Les Etats occidentaux se sont appauvris en termes de puissance publique. Comment répondre alors aux aspirations à la paix, à la préservation de la nature, qui relèvent d’abord par nature d’une approche collective ?

Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po, acte le fait que la mondialisation a tout changé, notamment en termes géopolitique. La pression a remplacé la négociation, ce qui fait que le lexique des négociations internationales est obsolète. Ce qui se passe au Sahel est moins un enjeu de lutte contre du terrorisme djihadiste qu’un reflet d’une crise sociale profonde dont tous les mécanismes sont connus, et compréhensibles.

Alors, comment construire le logiciel pertinent pour notre siècle ? Le postulat fondateur des relations internationales (rappel : vues par l’Occident) part de T. Hobbes[10] : la sécurité est la justification première de l’État. Le pacte social imaginé par Hobbes est l’échange d’une part de la liberté individuelle contre la garantie de la sécurité de l’individu par l’État. Mais à qui les États peuvent-ils s’en remettre pour réguler le jeu de la sécurité ? Seule réponse : la guerre. Alors, on définit la paix comme la « non-guerre ». C’est une définition par défaut car la paix n’est pas conceptualisée.

Cette vision est obsolète. Nos concepts brûlent et nous regardons ailleurs…

Il faut une sociologie du changement. D’où vient le virus Covid 19 ? De partout ! La mutation est la loi dans le domaine du vivant et particulièrement du monde viral.

Nous avons vécu 4 siècles de confrontations entre États. N’est-il pas temps d’en sortir ?

Ce qui menace l’humanité, ce ne sont pas les chars russes mais l’insécurité alimentaire (9 millions de morts /an soit 8 attentats du World Trade Center par jour), l’insécurité climatique… Cette dernière « tue » deux fois car elle est à l’origine d’autres guerres comme au Sahel.

Changer de logiciel

 

Didier Raciné, délégué général d’Alters, développe les questions que pose l’habitabilité des territoires dont les conditions changent fondamentalement avec le réchauffement climatique et la surexploitation des ressources naturelles. Il rappelle l’idée du contrat naturel que Michel Serres avait proposée dès 1989. Il pointe aussi la démarche proposée par Bruno Latour invitant les habitants à recenser de manière précise les besoins de leur territoire, formulée par exemple dans « Ou Atterrir ? », et mises en application par J-P. Seyvos.

La notion de droit culturel vient d’apparaître dans le droit français observe Jean-Pierre Seyvos, Il ne s’agit pas de communautarisme mais de dialogue entre les personnes, et aussi avec le vivant. On a besoin d’un changement de monde pour penser le nouveau régime climatique. Nous ne sommes pas encore dans un monde systémique, d’où la nécessité d’une métamorphose (Morin, 2020[11]). Il faut donc « fabriquer » une nouvelle culture fondée sur l’émergence du social soucieux de la nature. Cela implique une en-capacitation de chacun pour devenir acteur et pas seulement un votant. C’est tout l’enjeu du mouvement « Où atterrir ? », forme de recherche-action citoyenne et collective.

Il faut apprendre à « composer » avec trois catégories de compétences

  • L’écoute réciproque (ce qui n’est pas évident)
  • La description, avant la discussion, et révéler les enjeux dits et non-dits
  • L’invention en collectif notamment en discernant ce qui émerge

On ne peut pas jouer de la musique sans commencer par s’accorder. Ensuite, on joue d’autant mieux qu’on a participé à la composition de l’œuvre. C’est un travail collectif porté par les plus actifs et compétents de la classe. Il faut passer du créateur démiurge à un créateur « accoucheur » (maïeuticien) des capacités collectives afin de créer un monde commun à partir d’un « plurivers », bref créer un cosmos (au sens grec d’un monde en équilibre) pour éviter le chaos.

Dans ce contexte, comment composer du collectif à partir des altérités ? C’est là où l’approche du « soin » (Care) devient intéressante. Par exemple, la mutualisation de la dette de l’UE est une forme de solidarité « égoïste » rationnelle car « MA sécurité » y est mieux garantie (position anti-Hobbes, anti-Machiavel, anti-Clausewitz). Il faut donc éviter la dichotomie primaire et réductrice à l’excès de type Démocraties versus Dictatures (Occident vs Chine par ex.). La Chine bouge d’abord en fonction de ses intérêts avec une mentalité de sumotori : le poids l’emporte irrésistiblement ; mais ce choix géostratégique est-il durable quand on observe la montée des oppositions à l’échelle mondiale ?

La décolonisation, la dépolarisation et la mondialisation sont des tendances irréversibles. La force du faible vient de la montée en puissance des sociétés dans les conflits. La souveraineté alimentaire est un exemple d’énorme enjeu, et pas seulement en termes d’autarcie. Il y a des choix d’opportunités économiques, au-delà des jeux de spéculation, mais aussi de dignité.

Session 3 : Territorialiser la prospective, nouvelles dynamiques

Cette session, animées par Henri Jacot, administrateur de la SFdP, a été aussi riche en débats qu’en exposés. En matière de territoire, les présentations ont traité de diverses études de cas d’application d’une approche prospective à des problématiques locales ou régionales : stratégies d’aménagement dans les Hauts de France (6 millions d’habitants ; 3 milliards de budget régional dont 1 pour le transport), politique de moyen terme de l’Observatoire du Grand Paris / Sud-Est Avenir, stratégies de transformation des territoires bretons…

Partout, il apparaît un désir de maîtriser l’avenir en partant des acteurs locaux, des enjeux inscrits dans les bassins de vie, des espoirs et des craintes portés par toutes les personnes impliquées et pas seulement les responsables politiques ou économiques. Ces désirs de futur commun doivent être traduits avant de lancer un processus de réflexion réellement prospectif. En effet, seule cette appropriation via diverses formes (études scientifiques, techniques, économiques, sociologiques, séries de débats, expositions itinérantes, expressions artistiques y compris le slam) permet d’envisager diverses trajectoires pour le territoire donné. « Si l’on veut ré-enchanter le futur, il faut associer tout le monde et sortir des cadres en s’inspirant du terrain » affirme Pierre-Jean Lorens, Directeur adjoint de l’Agence Hauts de France 2020-2040, en partant du travail d’aménagement des Hauts de France piloté par le collège de prospective.

Yohann Zermatti, parlant de son expérience dans le sud de la grande couronne parisienne, montre l’utilité de démarches prospectives structurées pour animer et faire évoluer les esprits des élus et des responsables des services communaux. Robert Jestin, revenant sur des initiatives bretonnes, illustre l’importance de réalisations concrètes résultant de travaux prospectifs ; ainsi, dans la localité de Redon, la construction d’un collège technique, proposée par le Conseil de développement, pour répondre à un besoin identifié de moyen et long terme, a revitalisé le « pays » en question.

Un exemple d’application rappelé par Carine Dartiguepeyrou, prospecitviste, « Les entretiens Albert-Kahn », projet articulant réflexion prospective, innovation managériale et transformation de l’administration. Il faut essayer de « creuser profond » selon le mot de G. Berger, en commençant par donner à voir dans le contexte actuel de VUCA : Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity). L’objectif est de viser la transversalité y compris avec l’opposition afin de décloisonner à tout niveau : élus, réseaux, entreprises, intellectuels… L’expérience (depuis le début du 20e s.) des rencontres de penseurs, philosophes, « décideurs » économiques, hommes politiques, artistes… (parallèle à faire avec le lancement à la même époque avec les décades de Pontivy fondées par P. Desjardins) confirme que ce qui fonctionne, c’est la prospective « organique » qui implique les gens sur des enjeux qui vont influencer leur vie.

Session 4 : Stimuler les imaginaires, éclaircir l’avenir

 

En forme d’envoi

Riel Miller, ancien responsable du programme sur la « literacie » du futur à l’UNESCO, rappelle que « C’est le réel qui se fait possible, et non le possible qui se fait réel » selon H. Bergson. Cette citation positionne bien la problématique et le rôle de l’imaginaire dans l’évolution des sociétés, abordés dans cette dernière session, animée par François Rousseau, administrateur de la SFdP. Nous sommes souvent en panne d’audace pour penser le futur. Les décideurs ont une crainte structurelle des risques et du changement, surtout si c’est une rupture. Mais le monde est de plus en plus producteur de ruptures. Pourquoi ? Parce que l’on s’approche des limites et que les esprits ne sont pas préparés à des avenirs imprévus.

Cette évolution justifie de (re)donner à la fiction ses capacités exploratoires. Pour Daniel Kaplan, Cofondateur du Réseau Université de la pluralité, la tâche est de rouvrir le champ des devenirs : il s’agit de rendre les récits « transformateurs » (selon le mot de Y. Rumpala[12]) avec un avant et un après. Il existe beaucoup de récits fictifs dans diverses communautés d’écriture, principalement dans deux langues (français et anglais). On observe des enjeux récurrents : environnement (apocalyptique le plus souvent), la gouvernance, les relations sociales, le travail, les transports, les conflits… Le travail du récit doit mettre en mouvement, et non pas rechercher des consensus.

Camille Larminay et Orane Le Saout, étudiantes à Sciences Po, parlant de leur expérience de construction de la Ville en 2100, qui leur a valu le prix des organisateurs du Concours Positive Future (en 2021), font part de la difficulté, mais aussi de la fécondité, de s’entendre collectivement sur un récit en mobilisant des imaginaires différents, ne serait-ce en l’occurrence que ceux de deux amies.

La construction des récits est un chantier fécond en soi car un récit n’est pas une somme d’idées, aussi excellentes soient-elles. Un récit a sa propre dynamique qui fait évoluer les partenaires ; le résultat  s’en trouve enrichi  en raison même de la diversité des sources[13]. Ainsi, la construction du récit apparaît comme une forme de synthèse des forces contradictoires qui structurent le futur. Le réel et l’imaginaire ont des liens explicites et aussi des interactions de l’ordre de l’indémontrable. « L’art rend visible le réel » (Klee). Finalement, on va vers une sorte d’« ontologie du futur » (Riel Miller) dans laquelle la mise en scène issue du (des) récit(s) permet de donner un fil conducteur logique afin que tous les acteurs trouvent leur place.

En guise de conclusion

En dernière analyse, concluant cette session, Jean-Eric Aubert, président de la SFDP, invite à voir la prospective comme l’art de fabriquer des récits crédibles, faisant progressivement apparaître des visions de l’avenir ; celles-ci sont d’autant plus transformatrices qu’elles sont élaborées et portées collectivement, que ce soit au niveau d’une organisation, d’une région, ou d’une nation, voire de la communauté mondiale.

 

 

Quelques propositions d’action

Au terme des divers exposés et débats afférents ont été formulées quelques propositions concrètes :

  • Changer de représentation en introduisant des discontinuités et des innovations ; intégrer l’avenir « déjà là » via des signaux plus ou moins faibles
  • Investir dans la prospective de long terme afin de sortir de la dictature des contraintes de court terme et de pouvoir en tirer des récits alternatifs positifs sur l’évolution de notre siècle ; d’où le besoin de récits de type « 2100, récit du prochain siècle »[14].
  • Créer des maisons du futur à l’échelle des territoires[15] afin de rendre la prospective familière à tous les acteurs ; cela permettrait, sur tout sujet, de construire un débat public le plus large possible, source d’appropriation des enjeux
  • S’engager dans les débats ; les experts, les prospectivistes devraient plus se lier avec l’université, tous les publics, les politiques, les entrepreneurs, les médias, les associations…
  • Stimuler l’imagination de tous, dès l’école, afin de diversifier les récits et de préparer des utopies concrètes (design fictions)

 

[1] Musil Robert, (1932 ; 1954) : l’homme sans qualités,  Ed du Seuil ;

[2] Cazes Bernard, ,  Histoire des futurs ; L’Harmattan. Col. Prospective , 2008 ;

[3][3] Stiegler Bernard,  Dans la disruption,  Ed. Les liens qui libèrent, 2016 ;

[4] Jasanoff Sheila, Le droit et la science en action, ed Dalloz-Sirey, 2013.

[5] Voir Antoine Bueno, Futur, Notre avenir de A à Z, Flammarion, 2021

[6] Latour B,  Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Ed. La découverte ; 2021

[7] Meadows D et al, The limits to growth.  Chelsea green publishing, 1972;

[8] Rockström J et al,Planetary boundaries; Science 347; 2015.

[9] Piketty Thomas, Une brève histoire de l’égalité Ed du Seuil ; 2021 

[10] Hobbes Thomas, 1651 : Leviathan, ed, 1651.

[11] Morin Edgar, Notre Europe : décomposition ou métamorphose. Fayard, 2015.

[12] Rumpala Yannick Hors des décombres du monde : écologie, science-fiction et éthique du futur. Ed Champ Vallon, 2018 ;.

[13] Aubert Jean-Eric, Cultures et systèmes d’innovation, Paris. Presses des Mines. Coll. Libres Opinions, 2017 ;

[14] Gaudin T. (sous la dir) 2100, récit du prochain siècle, ed Payot, 1990 ; nouveau récit en train d’être revisité par la Fondation 2100 et la SFdP.

[15] Cette proposition est un projet que la SFdP a adopté pour sa feuille de route 2022-2023.

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