Par Jacques THEYS

Ce texte est la version écrite d’une conférence faite le 20 avril 2022 dans le cadre du séminaire « Crise, mutations et anticipations, penser le futur en sciences sociales » organisé par l’Institut « Sociétés et mutations en Méditerranée » de l’Université d’Aix Marseille[1] . Son objet est d’aborder le thème des acteurs de la prospective à partir d’une présentation très schématique de son histoire. Le mot important est celui de schématique et on pourrait lui ajouter celui de subjectif. Il ne s’agit absolument pas d’un travail d’historien tel qu’a pu, par exemple, le faire Bernard Cazes dans son indispensable « Histoire des futurs »[2] . Seuls les Etats Unis, la France et l’échelle internationale sont évoqués et chacune des étapes de cette histoire en six épisodes est abordée de manière très succincte, pour ne pas dire caricaturale.

On a souvent tendance à confondre la prospective avec l’ensemble des approches du futur. Il est cependant fondamental de rappeler que la prospective n’est que la forme la plus récente des attitudes face à l’avenir qui ont été de tout temps propres à la condition humaine. Francis Chateaureynaud, directeur d’étude à l’EHESS et responsable du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (GSPR) , a en effet très bien montré, dans un article essentiel publié en 2O12 [3], que les façons d’approcher le futur, « d’avoir prise sur lui », sont très diverses, allant de la réaction à l’urgence jusqu’à la science-fiction et qu’elles ont toutes des avantages et des inconvénients différents (voir le tableau 1 ). Il en est ainsi également pour la prospective – critiquée pour le caractère indécidable des scénarios multiples qu’elle propose.

 Dans cet ensemble d’approches du futur la prospective et la prévision ont une proximité particulière, car elles se veulent plus rationnelles et ont comme objectif commun d’être liées à l’action, de chercher à « éclairer l’avenir pour orienter les décisions du présent ». Mais la prospective s’est en grande partie construite en opposition avec la prévision, dont elle a critiqué la vision d’un futur linéaire et trop fortement déterministe.

Cette « séparation » de la prévision fait partie d’une histoire de la prospective que l’on découpera en six grandes étapes – depuis les années 30.

Tableau 1 : Les formes de prise sur le futur[4]

Modalisation Exemples Formes de critique
Urgence Le temps manque. Il est soustrait par la force de l’événement Déclenchement d’un plan de secours. On ne peut tout traiter en urgence. Réactions émotionnelles.
Attente Temps suspendu.

Adaptation aux incertitudes du temps

Panne : attente du retour à la normale,

Systèmes d’alarme

Perte de temps, attentisme et immobilisme
Préparation, planification Temps investi Plans,

Stratégies de résilience

Problème de moyens, d’acceptabilité, horizons trop courts.
Anticipation Accélération du temps, être en avance sur le processus. Alerte climatique, ou différents usages du principe de précaution Manque de vigilance, surinterprétation de signaux faibles.
Prévision Temps calculé et linéarisé avec projection des états du monde Modèles de croissance, évolution d’indicateurs, fin du pétrole Imprévisibilité, projection naïve du passé, cadrage et réductionnisme
Prospective Temps déplié, non linéaire, ouvert sur une multiplicité de possibles, en partie construit. Scénarios énergétiques ou de modes de vie, ruptures dans les cycles d’innovation Prolifération de scénarios indécidables et accroissement des incertitudes, risque de relativisme.
Promesse Génération de délais et de reports vers le futur. Homme augmenté, zéro carbone en 205O, Les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Prophétie Temps eschatologique créant un pont entre l’instant et l’éternité. Nouveau temps annoncé. Destruction de la planète, post humanité, fin du monde versus nouveau monde Catastrophisme versus prophétie du bonheur, irrationalité, vision religieuse du monde
Futurologie, philosophies de l’histoire (prophétie rationalisée)   Temps déterminé Récit rationalisé du futur qui en propose une vision univoque Comte, Marx Hegel, Fukuyama, Homo Sapiens… Fermeture et univocité du futur, valeurs sous couvert de rationalité.
Science-fiction  Temps fictionnel, Ouverture des possibles par l’imagination. 1984, Le meilleur des mondes, Tous à Zanzibar, La route, Les furtifs. Brouillage des frontières entre le possible et l’impossible.

 

  • Première étape : La naissance de la prospective et de la futurologie aux Etats-Unis

L’histoire commence aux Etats-Unis au moment de la crise de 1929. Pourquoi aux Etats-Unis et à ce moment ? Pour trois raisons. D’abord parce que les américains éprouvent le besoin de comprendre les causes structurelles de cette crise. Ensuite parce qu’il existe aux Etats-Unis une forte confiance dans la science et la volonté d’appuyer les décisions politiques sur celle-ci. Et enfin parce que cette préoccupation entre à ce moment-là en résonnance avec le développement des approches quantitatives en sciences sociales. En 1929 le président Hoover confie à une commission[5] le soin de faire un rapport sur les tendances sociales aux Etats-Unis, qui sera suivie un peu plus tard d’une demande équivalente de Roosevelt sur les technologies, puis, après la guerre, par la création de la commission Paley sur les ressources naturelles – une commission très importante car elle mènera à la création de « Resources for the Future », le temple encore actuel de l’économie de l’environnement. L’Académie des sciences, puis le Congrès prendront ensuite le relais, avec en 1964 la création d’une commission sur l’an 2000 présidée par Daniel Bell – qui développera l’idée du passage à une « société post industrielle », puis la mise en place, au sein du Congrès, de l’Office d’Evaluation Technologique (OST), une institution et un thème qui vont transitoirement jouer un rôle très important de structuration de la prospective. En 1975, un règlement intérieur (« the foresight provision ») sera même adopté imposant l’utilisation de la prospective dans chaque commission de la Chambre des Représentants – texte qui ne sera pas appliqué – tandis que l’OST sera supprimé par Reagan.

Il y a donc à la source de cette naissance de la prospective aux Etats-Unis le souci d’articuler politique et progrès des connaissances scientifiques (notamment en sciences sociales). Mais elle a aussi une autre origine qui est la seconde guerre mondiale et les besoins militaires – besoins à la fois d’anticipation sur les technologies futures et d’éclairages stratégiques ou géopolitiques -. C’est autour de ces enjeux militaires et géopolitiques au sens large que vont se développer les premiers grands instituts de prospective – la RAND corporation, l’Hudson Institute et beaucoup d’autres – qui vont être de grands pourvoyeurs de méthodes[6] progressivement appliquées à des domaines civils. A noter que ces Instituts existent encore et que cette influence du militaire reste très forte puisque, par exemple, la CIA publie périodiquement des rapports sur les enjeux et risques du futur avec des scénarios qui sont largement diffusés dans le monde entier.

La conjonction de ces deux origines a permis le développement aux Etats-Unis d’un réseau de Fondations, de Think-Tanks, d’instituts universitaires, de professionnels ou de « gourous » produisant de la prospective – un milieu qui s’est structuré et internationalisé avec la création en 1966 de la World Future Federation. La chose importante à dire, c’est qu’à l’intérieur de ce milieu il existe, comme le remarque Bernard Cazes, deux grands courants ou écoles antagonistes. D’une part ce qu’il appelle « L’école des avenirs tendanciels », qui pense que le rôle de la prospective est d’anticiper puis d’accompagner les évolutions prévisibles, notamment technologiques, et de l’autre « L’école du carrefour des avenirs » ou des « avenirs alternatifs » qui estime, au contraire, qu’il faut infléchir ou inverser ces tendances et met donc la prospective dans une position beaucoup plus critique. Cet antagonisme reste aujourd’hui très fort et structurant dans les milieux de la prospective.

  • Deuxième étape : après les Etats-Unis, l’émergence de la prospective en France

En France la naissance de la prospective ne vient pas de la crise de 1929 ou de la Guerre. Elle est beaucoup plus tardive et date du tournant des années 50-60 dans un contexte marqué à la fois par la planification et les Trente glorieuses. Ce n’est pas le pouvoir politique qui en est à l’origine mais il existe dès le début une forte articulation entre ceux qui en portent l’idée et la partie la plus moderne de l’administration et de certaines entreprises, la prospective naissant à la fois à proximité et en opposition à la prévision et à la planification classiques. Ceux qui en portent l’idée ce sont deux personnalités exceptionnelles, Gaston Berger et Bertrand de Jouvenel – le premier à la fois philosophe, grand spécialiste de Husserl et de la phénoménologie et Directeur Général de l’enseignement universitaire ; le second auteur d’ouvrages majeurs en philosophie politique. C’est au premier que l’on doit l’invention en 1957 du mot de prospective[7]qu’il considère d’abord comme une attitude, à la fois refus du déterminisme, appel à l’action volontariste, et attention aux discontinuités, à l’incertitude face à l’accélération de l’histoire mais aussi à l’homme[8] …On est presqu’à l’opposé du suivi des tendances à l’américaine. Bertrand de Jouvenel, lui, voit dans la prospective une forme de prudence, de précaution, permettant d’éviter des crises comparables à celles qui ont entraîné des catastrophes entre les deux guerres. C’est l’un des premiers à penser que ces nouvelles crises seront écologiques avec, par notamment, le premier article sur l’écologie politique publié en 1956. Il pense aussi que cette prudence doit passer par une interpellation de l’opinion et par des changements culturels portés par des intellectuels et les scientifiques, à travers ce qu’il appelle le « Forum du Futur » : un lieu où différentes hypothèses sur le futur pourraient être discutés à la fois par les experts et le public[9]. Tous deux vont créer les premières structures dédiées à la prospective, le « Centre d’études prospective » de Gaston Berger et « Futuribles » de Bertrand de Jouvenel, qui vont fusionner en 1965 – après la mort du premier – en donnant naissance, grâce au soutien initial de l’administration, à l’Association Futuribles – association qui joue encore aujourd’hui avec la revue qui lui est liée le rôle central en matière de prospective en France. Une remarque importante doit être faite à propos de cette implication de l’administration. Il y a eu au début des années 60 une bifurcation majeure. Gaston Berger voulait créer à l’EHESS un enseignement et un laboratoire de prospective, mais il est mort avant que son espoir se réalise. Bertrand de Jouvenel avait, lui aussi, commencé par rassembler autour de lui toute une communauté d’intellectuels et de scientifiques de nombreux pays, mais n’a pu aller au bout de son projet – malgré la création à Paris en 1973 de la World Future Studies Federation (WFSF), concurrente de l’autre association mondiale crée précédemment aux Etats-Unis. Le balancier est allé plutôt vers une prospective liée aux besoins des politiques publiques, de l’Etat et de l’aide à la décision alors qu’il aurait pu aller vers l’université, la communauté scientifique et le dialogue intellectuel. J’y reviendrai après, après un court détour pas l’international.

  • Troisième étape : la prospective comme outil d’une conscience planétaire

1957, c’est donc la création du terme de prospective. C’est aussi le vol de Spoutnik 1, suivi en 1961 par celui de Gagarine, qui plus que la création de l’ONU va contribuer à l’émergence d’une conscience planétaire – émergence que la prospective va accompagner à partir du milieu des années 6O – [10]. Celui qui, à mon sens a joué un grand rôle dans cette émergence d’une prospective mondiale c’est Kenneth Boulding, président à la fois de l’Association des économistes américains et de l’Association américaine pour l’avancement de la science (éditrice de « Science »). C’est lui qui va en effet proposer le premier l’image de la planète comme un engin spatial aux ressources limitées et publier en 1964 l’ouvrage majeur intitulé « La Grande transition » qui anticipe, sous la forme d’un récit, ce qui sera ensuite la création et les premières réflexions du Club de Rome et huit ans plus tard « Limits to growth » (le rapport Meadows), sous une forme cette fois ci quantitative[11] . C’est dans leur sillage que vont être publiés toute une série d’ouvrages universitaires ou d’exercices de prospective menés, notamment par des organismes internationaux – les commissions des Nations Unies, la CNUCED, l’UNITAR, l’UNESCO, mais aussi l’OCDE[12] – qui vont déboucher à la fois sur une certaine vision de la mondialisation, sur une mise en visibilité progressive des problèmes globaux comme le climat, mais aussi sur le rapport Brundtland consacré au développement durable. Il faut citer également , dans cette même perspective, le rapport Global 2000 publié à la fin des années 70 aux Etats Unis – qui va mettre sur l’agenda politique américain la plupart des problèmes globaux avant d’être envoyé au pilon par Reagan-  ou la création en 1972 à Vienne par 17 pays dont l’URSS et les Etats-Unis de l’IIASA[13] , qui est aujourd’hui encore un des lieux majeurs de réflexion et de modélisation sur les problèmes globaux , et a, par exemple, fortement contribué à l’élaboration des scénarios du GIEC . Tout cet effort trouve aujourd’hui sa traduction la plus visible à travers les scénarios globaux sur le climat ou la biodiversité, mais cette dimension mondiale est aussi intégrée désormais dans la plupart des travaux de prospective mené par les multinationales comme Shell, les grands cabinets conseils (Mac Kinsey, Roland Berger, …) ou les grands Think Tanks comme la Brookings aux Etats-Unis ou, au niveau mondial, le Millenium Project et le Forum de Davos. S’il n’y avait qu’un seul exercice à citer dans cet ensemble ce serait les travaux du Global Scenario Group – menés à l’initiative du Swedish Environmental Institute et du Tellus Institute, qui sont une lointaine résurgence des réflexions de Boulding et restent sans doute aujourd’hui, 25 ans après leur publication, le meilleur et le plus complet exercice de prospective mondiale[14] . Mais impossible de ne pas mentionner également un ouvrage publié cette fois ci en France un peu avant (en 1992), « 2100, récit du XXIe siècle » de Thierry Gaudin et du Ministère français de la recherche et de l’industrie. Un travail tout aussi essentiel, qui est d’ailleurs en ce moment « revisité » par la Fondation 21OO et la Société Française de Prospective ….

  • Quatrième étape : l’Etat prospectif en France du milieu des années 60 aux années 90

Après ce détour par le Monde, j’en reviens rapidement à la France pour évoquer un quatrième volet de cette histoire qui est celle de « l’Etat prospectif » du milieu des années 6O au milieu des années 9O. Pendant ces trente ans la prospective a été en France essentiellement une prospective d’Etat- un Etat planificateur et aménageur encore très centralisé mais dans lequel l’élite dirigeante croit encore que les politiques publiques ont besoin de recherche, de connaissances, d’intelligence collective et donc investit dans la prospective -. Cela commence par le Plan (« Réflexions 1985 » et ses suites), atteint son sommet avec la DATAR, qui fait de la prospective un de ses instruments politiques majeur (avec, notamment le « Scénario de l’inacceptable »), mais concerne progressivement toutes les administrations, de la culture à l’environnement en passant par les affaires étrangères, la défense, l’éducation nationale , l’équipement, l’agriculture ou encore l’industrie et la recherche, dont sera issu l’ouvrage de Thierry Gaudin déjà cité. Parallèlement se développe toute un arsenal méthodologique spécifique à la France qui vient compléter celui développé aux Etats-Unis ou ailleurs et se stabilise dès les années 70-8O[15] . La crise commencée en 1973 va cependant avoir pour effet un écart croissant entre les propositions issues de l’ensemble de ces travaux, souvent importants, et les possibilités d’action de plus en plus réduites de l’Etat commanditaire. Il faut aussi noter que, contrairement à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves, le pas n’a jamais été franchi de créer de grandes structures de prospective auprès du Premier ministre ou des Assemblées[16], malgré quelques tentatives, dont celle d’un éphémère Secrétariat d’Etat à la prospective sous la présidence Sarkozy et d’un Haut-Commissaire au Plan et à la prospective depuis 2020.

  • Cinquième étape, depuis les années 90, une prospective disséminée dans les territoires, l’économie et la société, mais dans un contexte historique marqué par le « présentisme »

A partir du début des années 90 se produit un triple changement qui va avoir un impact déterminant sur les acteurs de la prospective en France. D’une part la centralité de l’Etat se réduit avec les effets de la décentralisation, de l’Europe, de la mondialisation ou du renforcement des société civiles. D’autre part les conceptions du temps changent comme l’a bien montré l’historien François Hartog[17]. On passe d’une conception du temps linéaire et tournée vers le progrès à ce qu’il appelle le présentisme, une perte de confiance dans le futur et un repli sur le présent immédiat. Enfin, avec le nouveau management public, s’impose une conception managériale du fonctionnement des institutions publiques, avec le transfert aux Agences ou au privé d’une part importante de la réflexion menée en interne. Sauf exceptions, l’Etat se désinvestit progressivement de la prospective qui, va au contraire se développer dans les territoires[18], les entreprises, quelques grandes associations (Negawatt, le Shift Project …), des think tanks, quelques grands organismes de recherche comme l’INRA ou le CEA[19] et surtout des agences comme l’ADEME. On peut prendre l’exemple du ministère de la transition écologique qui n’a plus aujourd’hui de service de prospective. Mais, là encore sauf exceptions, les structures mises en place pour accompagner ces multiples initiatives prospectives ne sont généralement pas pérennes ou restent très réduites, d’où un déplacement accéléré de la production vers des bureaux d’études spécialisés ou pas dans la prospective intervenant au coup par coup, mais dont aucun, sauf Futuribles, n’atteint une taille très importante. Dans le même temps on va passer d’une « prospective froide »,  « en chambre » à une « prospective chaude »[20], ce qu’on appelle aussi une « prospective du présent », visant à faire participer les parties prenantes intéressées, à la production des futurs qu’ils souhaitent ou pas, malheureusement souvent dans une perspective de communication[21].

  • Sixième et dernière période : face à un temps dominé par les promesses du numérique, mais aussi plus fermé ou incertain, les espoirs mis dans le récit et l’imagination collective

Nous sommes aujourd’hui dans une sixième période qui se concrétise à la fois par un nouveau changement dans le « régime d’historicité » et par un nouveau tournant dans les approches prospectives, qui apparait à la fois comme indispensable pour les adapter à un contexte radicalement différent et devrait s’avérer encore plus significatif que dans les étapes précédentes.

A partir du début du siècle notre rapport au futur se modifie en effet radicalement. Le basculement extrêmement rapide dans la société numérique, la multiplication des crises de toutes origines , la perspective d’un changement de monde inévitable lié au réchauffement climatique, les renversements de puissances et de dominations comme le sentiment d’une perte générale de maitrise conduisent en effet à partir des années 2000 à une nouvelle perception du temps marqué à la fois par les immenses promesses techniques mais aussi  paradoxalement par une incertitude radicale, une certaine angoisse et une vision du futur plus fermée qu’auparavant[22].  A un futur linéaire, prévisible et ouvert tel qu’il existait au moment de l’émergence de la prospective, s’oppose un futur désormais beaucoup plus imprévisible et contraint et surtout un « à venir », un « futur déjà là », beaucoup plus pesant. Un avenir par rapport auquel il faut d’abord se préparer en s’adaptant ou en anticipant les opportunités mais aussi en limitant les risques et surtout devenant moins vulnérable. Les notions de délai, d’adaptation, de résilience, de « monde VUCA »[23] entrent dans le vocabulaire de la prospective.

Dans un contexte marqué également par une certaine perte de confiance dans l’expertise, l’une des réponses privilégiées à cette « avalanche » de transformations est ce qu’on appelle le « design prospectif », l’appel à l’imagination individuelle ou collective pour dessiner des futurs possibles, co-construire des utopies réalistes, ou inventer de nouveaux récits du futur. Cela se concrétise, par le développement récent en France de toute une série d’initiatives ou de structures ayant pour objet de mobiliser l’intelligence collective, avec, par exemple, la création en 2011 de l’Institut des futurs souhaitables ou en 2018 de l’Université de la Pluralité (pendant de l’Université de la Singularité financée par Google et les transhumanistes), mais aussi par la multiplication des « appels à idées ou à récits », par exemple sur la ville du futur[24]. Allant jusqu’au bout de cette logique, le responsable de la prospective à l’Unesco, Riel Miller, développe ainsi actuellement l’idée que la prospective ne doit plus être faite par des experts mais être réappropriée, co-produite, par les gens qui sont concernés, le rôle des spécialistes devant se limiter à diffuser une culture ou une grammaire minimale du futur (future literacy). Dans une autre perspective, et dans la lignée du succès mondial remporté par « Homo Sapiens » et « Homo Deus » d’Harari, se développe le besoin de nouveaux récits pour le XXIe siècle avec une compétition déjà engagée entre des récits angoissants (comme ceux de l’effondrement), des fictions technologiques« merveilleuses » et une reprise de travaux de prospective à très long terme déjà évoqués sur la Grande Transition ou l’ouvrage de Thierry Gaudin.  Il y a naturellement une relation forte entre cet appel à l’imagination collective ou ce besoin de récits à long terme auxquels il faudrait ajouter la science-fiction[25]  et le monde des réseaux, des images, des séries ou des jeux vidéo qui sont au cœur des vies quotidiennes. Mais on peut se demander si ce n’est pas finalement le vêtement contraignant de la prospective et le difficile équilibre qu’elle a toujours cherché à maintenir entre le souhaitable, le probable et le réalisable qui sont finalement rejetés. Malheureusement il faut aussi se dire que tous les imaginaires ne se valent pas et qu’entre celui de chacun est ceux d’Elon Musk ou de Jeff Bezos (et de ce que le philosophe Pascal Chabot appelle les « ultra forces » [26]) il n’y a pas nécessairement d’égalité. La partie n’est donc pas forcément gagnée pour une véritable démocratie prospective.

Voilà pour cette brève histoire de maintenant presqu’un siècle. Le constat majeur que l’on peut faire c’est que les acteurs de la prospective ont ainsi considérablement changé au cours de toute cette histoire. Tous ces acteurs ont historiquement porté ou portent bien évidemment encore des valeurs très différentes. Mais la prospective n’a toujours pas clarifié cette question de ses valeurs implicites. On se trouve par ailleurs aujourd’hui face à un paradoxe. « 2050 » est, semble-t-il, partout. Cependant les structures de la prospective restent, au moins en France, globalement très fragiles. Et tout cela débouche finalement sur ce qu’il faut bien appeler une certaine « panne du futur à long terme » avec à la fois peu de travaux marquants à très long terme produits récemment, sauf peut-être sur le climat, l’énergie ou le numérique, peu de futurs positifs non technologiques qui soient proposés à l’horizon de notre siècle et la perception d’un temps qui semble désormais s’être en large partie refermé sur lui-même. Comment sortir de cette « panne du futur » – qui, il est vrai, ne concerne que le long terme [27]? Et n’est-il pas temps pour surmonter cette panne de réinventer une prospective mieux adaptée au contexte actuel ? C’est la question qui a été au centre du Printemps de la Prospective organisé par la Société Française de prospective en juin 2O22[28]et qui sert de fil conducteur à ses travaux sur « La prospective de la prospective » avec donc d’autres étapes à imaginer pour son futur.

 

Annexe 1 : La Prospective, un art de composition qui est aussi un art de mise en relation de multiples acteurs

Les prescripteurs,

Formateurs et méthodologistes

« Grands fondateurs », créateurs de méthodes, formateurs,

Sociétés savantes, Revues,

Communautés épistémiques

Les producteurs de connaissances et de récits Chercheurs et réseaux de connaissances et d’informations, statisticiens (séries longues) et prévisionnistes, services de veille, experts, auteurs de science-fiction…
Les structures ou experts en prospective (ou ensembliers) Services de prospective, bureaux d’étude, think tank, modélisateurs, unités de recherche, individus
Les commanditaires Administrations, entreprises, territoires, agences techniques, associations, think tanks, organismes internationaux, universités et organismes de recherche…
Les parties prenantes et les utilisateurs Acteurs directement impliqués dans la mise en œuvre ou simplement concernés par les effets
Le public et les médias Grand public ou publics restreints, médias généralistes ou spécialisés, réseaux sociaux, société civile, opinion internationale

[1] Cycle de conférences organisé de décembre 2021 à juin 2022 par Sylvie Mazzella et Antoine Dolez ;

[2] Bernard Cazes, Histoire des futurs, les figures du futur de Saint Augustin au XXI e siècle, Seghers, 1986 ;

[3] F.  Chateaureynaud, Des prises sur le futur, regard analytique sur l’activité visionnaire, Janvier 2012 ;

[4] F. Chateaureynaud, tableau réduit et légèrement modifié.

[5] Présidée par W. Mitchell, directeur du National Bureau of Economic Research – avec comme directeur scientifique William Ogburn, l’un des pères de la sociologie quantitative, professeur à l’Université de Chicago.

[6] Par exemple la méthode Delphi, inventée par Olaf Helmer ;

[7] Dans deux articles de la Revue des Deux Mondes, puis de l’Encyclopédie Française (Tome XX). Voir aussi son ouvrage publié en 1964 : Phénoménologie du temps et prospective, Presses Universitaire de France ;

[8] L’attitude prospective étant définie par cinq impératifs « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme ».

[9]  Bertrand de Jouvenel, L’art de la conjecture, Futuribles et éditions du rocher, 1964 ;

[10] Sur cette relation entre conscience planétaire et prospective voir la thèse de Sybille Duhautois, Un destin commun, études sur le futur dans les organisations internationales et fondation d’une conscience globale dans la guerre froide (1945- 1989), 2017 ;

[11] Sur ce rôle majeur de Boulding, voir Jacques Theys, La Grande Transition comme passage à la phase planétaire de l’humanité, in « La Grande Transition de l’humanité », Christine Afriat et Jacques Theys (dir), édition FYP, SFdP, 2018. ;

[12] Avec d’abord les publications d’Eric Jantsh et une forte implication dans la création du Club de Rome puis le rapport Interfutur, publié en 1979, sous la direction de Jacques Lesourne ;

[13] Institut International d’Analyse de Système Appliquée.

[14] Sur cet exercice voir également l’article cité en note 8 – qui en donne une description sommaire ;

[15] Avec toute une école française de la prospective dans laquelle, outre les deux fondateurs, Futuribles et le CNAM (J. Lesourne, M. Godet, P. Durance …) vont jouer un rôle majeur, à côté de beaucoup d’autres. Voir en particulier :  Michel Godet, Manuel de prospective stratégique, Tomes 1 et 2, Dunod, 2007 et Yves Barel, Prospective et Analyse et système, IREP et Datar, 1971 ;

[16] Notons aussi quelques travaux spécifiquement prospectifs menés pas le commissariat au Plan ou France Stratégie et par la Délégation à la prospective du Sénat, mais leur ampleur est restée modeste ;

[17] F. Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Le Seuil, 2003.

[18] Voir la thèse de Chloé Vidal, La prospective territoriale dans tous ses états, 2015 ;

[19] L’implication croissante des organismes de recherche dans la prospective et la modélisation trouve une traduction concrète en 2005 avec la création du réseau Prosper qui réunit leurs responsables de prospective ;

[20] Cette distinction entre prospective froide et prospective chaude est due à Vincent Piveteau ;

[21] Voir le film « Alice et le maire » (2019) qui illustre la liaison souvent faite entre prospective et communication même si ce n’est absolument pas le cas dans la ville prise pour cadre par le réalisateur ;

[22] Voir Jacques Theys, Pour surmonter la « panne de futurs », une prospective à réinventer, in Alters Media N° 6, Septembre 2022, Dossier spécial sur « Les enjeux du débat sur le futur et l’anticipation » ;

[23] Voir Fabienne Goux-Baudiment, Qu’est-ce que la Grande Transition ? In La Grande Transition, opus cité note 8. L’acronyme VUCA signifie Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté.

[24] Avec des exemples dans beaucoup de pays. Et, en France, un appel lancé en 2019 par l’Institut des études avancées, et la Fondation 21OO sur les villes du futur et un autre en préparation sur le futur du travail ;

[25] Voir le numéro 413 de la Revue Futuribles consacré aux relations entre prospective et science-fiction, Juin 2016 avec des articles de Yanick Rumpala, Gérard Klein, Clément Audet et Corinne Gendron ;

[26] Pascal Chabot, Exister, Résister, Editions du PUF, 2017 ;

[27] Ce qui est dit sur cette perception du futur à long terme n’exclue pas la multiplication de travaux de prospective à moyen terme directement liés à la décision dans les territoires ou les entreprises, notamment sur des thèmes comme les transitions climatiques ou énergétiques, l’avenir du travail, le numérique… ;

[28] Voir sur le site de la SFdP le programme et les résultats de ce colloque, ainsi que le numéro 6 de la revue Alters Média consacré à ce thème et, en particulier, l’article cité en note 18.

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