Article écrit par Thierry Gaudin, Fondation 2100 – Juin 2019.

La société française de prospective a publié un ouvrage collectif intitulé « La Grande Transition de l’Humanité ; de Sapiens à Deus », illustrant que la mutation en cours n’est pas intelligible comme seul prolongement du passé. Elle est une transition vers une autre civilisation, créatrice d’un nouvel ordre mondial et d’un autre équilibre avec la nature.

Les Etats-nation que nous connaissons se sont définis d’abord par leurs emprises terrestres, souvent conquises les armes à la main. Mais la réalité n’est pas seulement terrestre. Dès l’antiquité, les phéniciens, au 6ème siècle avant JC, avaient construit un empire maritime, qui s‘acheva à la destruction de Carthage par les romains.

Les circulations maritimes ont été à la base de la constitution d’empires commerciaux : Venise pendant près de mille ans en méditerranée ; la ligue hanséatique au 13ème siècle dans la baltique, depuis la Russie jusqu’à Londres. Mais ces empires n’ont jamais été vraiment « impériaux » ; ils étaient en général dirigés par des sortes de guildes et relevaient d’une mentalité plus commerciale que militaire. La nouvelle école historique française, sous l’impulsion de Fernand Braudel , s’est attachée à en décrire l’histoire.

C’est seulement à la fin du XXème siècle que la question du « domaine maritime » a été posée juridiquement au niveau mondial, en référence aux zones de pêche et d’exploitation du sous-sol océanique, donnant lieu à la négociation de la « Law of the seas ». Selon cette loi, les Etats-nations sont chacun responsables d’un domaine maritime, extension de leur domaine terrestre qu’ils peuvent exploiter et doivent protéger.
Cette transformation profonde du droit international a été adoptée, mais ses conséquences restent encore à venir.

Le résultat récent des négociations sur la délimitation des domaines maritimes des différents Etats Nations a placé la France en seconde position, juste après les Etats-Unis. Ce résultat a surpris, bien qu’il soit justifié, notamment par l’ampleur de la surface entourant les îles françaises du Pacifique, surface du même ordre de grandeur que celle de l’Europe continentale, donc bien supérieure à l’hexagone terrestre qu’on a coutume d’appeler France.

Cette situation nouvelle appelle à une redéfinition des concepts et des nomenclatures. Que signifie, par exemple, l’expression « outre-mer », qui est actuellement le nom d’un ministère, quand le domaine maritime concerné est 22 fois celui de l’hexagone terrestre (11 millions de Km2 contre 0,55) ! Et si ce domaine maritime est aussi « français » que le domaine terrestre, il serait légitime qu’il soit administré en conséquence, et qu’il ait aussi des relations étroites avec l’Europe, l’environnement, la recherche…

Comparons les statuts des « DOM-TOM » français avec celui de Hawaï qui est, depuis 1959, un Etat des Etats-Unis à part entière, avec une université importante, renommée pour son département de prospective. Sachant que Barack Obama, né à Hawaï d’un père Kenyan, est devenu président des Etats-Unis avec le succès que l’on sait, on peut s’interroger, en transposant, sur les chances qu’aurait un leader canaque de devenir président de la république française…

Ce seul constat montre la profonde ambiguïté des statuts que la France accorde à ses « territoires d’outre-mer » et l’urgence d’abandonner cette désignation (l’outre-mer) archaïque et néfaste.

J’insiste sur cette question des nomenclatures politico-administratives. Elle a un poids considérable, mais sa définition n’est pas évidente. Elle demande à mon avis un travail approfondi, à la fois philosophique et politique. Les habitants des territoires concernés ont évidemment leur mot à dire, comme le montrent, entre autres, les débats autour de la nouvelle Calédonie, de la Guyane et de toutes les autres îles concernées (Martinique, Guadeloupe, Réunion…).

Mais la question est encore plus vaste, car elle ne peut être traitée sans évoquer « Qu’est-ce qu’un Etat Nation ? Qu’est-ce que l’Europe ? Qu’est-ce que la France ? Et comment ces questions évoluent au 21ème siècle ?». En se référant au cas de Hawaï, déclinaison de la confédération d’Etats que sont les Etats-Unis, il apparaît que l’Europe pourrait accroître les responsabilités de chacune de ses régions au niveau de celles d’un Etat et inclure dans cette collection d’Etats chaque « territoire d’outre-mer ».

La nouvelle école historique française, sous l’impulsion de Braudel, s’est attachée à décrire l’histoire des « peuples de la mer ». Récemment, les circulations maritimes se sont amplifiées. François Gipouloux a analysé dans son ouvrage « La Méditerranée asiatique » la situation du Pacifique sud voisin de la Chine. Il montre comment les circulations commerciales, de type méditerranéen (ou hanséatique) s’installent et se développent indépendamment des tentations hégémoniques des Etats terrestres voisins.

Il n’empêche que la présence des Etats-Unis sur les océans, avec une douzaine de porte-avions nucléaires, manifeste, encore de nos jours, un comportement impérial, alors que l’Europe omet de se donner les moyens de maintenir l’ordre dans les zones qui lui reviennent.

Pour revenir à l’idée de « Grande Transition » évoquée par la Société Française de Prospective, il ne serait pas inutile d’explorer les scénarios où, au 21ème siècle, le centre du monde à venir soit dans l’Océan Pacifique, animé par d’innombrables circulations marchandes et sans doute la construction de cités marines, les anciens Etats Nations laissant se développer progressivement de nouvelles formes d’organisation d’allure plus hanséatique.

La France ne pourra plus longtemps continuer à « tourner le dos à la mer » comme disait Tabarly.

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