Par PAPON Pierre – 22 fév. 2019 – Futuribles

AFRIAT Christine et THEYS Jacques, « La Grande Transition de l’humanité. De Sapiens à Deus », FYP éditions, 2018.

L’humanité est confrontée à un certain nombre de défis (le réchauffement climatique, les mutations économiques, les nouvelles technologies, etc.) qui l’engagent dans une transition de grande ampleur vers un futur qu’il va lui falloir construire. La quinzaine d’auteurs de cet ouvrage collectif en décrypte les enjeux sur la base des travaux menés par la Société française de prospective et d’un colloque organisé à Reims en 2017.

Ce concept de « Grande Transition » n’est pas nouveau, rappellent Christine Afriat et Jacques Theys dans leur introduction, il a été introduit par le sociologue Pitirim Sorokin dans les années 1930, puis par Kenneth Boulding dans les années 1960, qui a considéré que cette transition était un phénomène global et systémique. Fabienne Goux-Baudiment et Jacques Theys s’efforcent de le caractériser dans la première partie du livre.

Fabienne Goux-Baudiment part d’un constat historique et anthropologique : une transition se produit dans l’humanité lorsque l’évolution aboutit à une réduction de la diversité. La Grande Transition aurait commencé en Europe à la fin du XIXe siècle, avec l’expansion démographique et urbaine, le développement de la mobilité, et elle ferait passer le monde d’un univers agro-industriel à un autre dominé par les technologies du vivant et du numérique, qui serait caractérisé par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté, et des transitions sociales. Des ruptures technologiques piloteraient la transition, en particulier l’intelligence artificielle (des machines éventuellement conscientes).

Face à l’accélération de la transformation du monde, la planète est face au dilemme : changer ou être changé. Jacques Theys considère que la Grande Transition représente un passage à une phase planétaire de l’humanité, après la Seconde Guerre mondiale, provoqué par la crise de la société industrielle et amplifié par la prise de conscience des menaces du réchauffement climatique. Elle est un saut dans l’inconnu que les chercheurs de l’Institut Tellus de Boston ont décrit, dans les années 1990, par six scénarios (des mondes conventionnels, une barbarisation avec le chaos, un monde forteresse, etc.). Jacques Theys souligne qu’ils sont en résonance avec des débats actuels sur le développement durable, la « collapsologie » qui prophétise l’effondrement de la planète, la crise des régulations économiques et les replis nationalistes existants dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis. Ils sous-estiment, selon lui, le poids des changements techniques mais, souligne Patrick Viveret, les transitions en cours sont source d’inquiétude, avec la montée du chômage de masse et la transformation du travail.

Il existe, en fin de compte, deux visions de la Grande Transition : celle qui envisage le futur de la planète qui serait mobilisée pour son développement « durable », et celle qui considère que son avenir sera piloté, comme l’envisage l’historien Yuval Noah Harari, par le changement technique. Thierry Gaudin revient longuement sur cette problématique en partant d’une intéressante approche historique. Faisant un parallèle avec le rôle qu’a joué l’invention de l’imprimerie, il estime que la transmission quasi instantanée, aujourd’hui, de toutes les informations (écrits, images, sons, données) constitue la vraie rupture technique, même si les transformations de la matière et de l’énergie contribueront largement à façonner le futur.

Dans la deuxième partie du livre, Jacques Theys invite à choisir plutôt que subir cette Grande Transition qui conjuguera des mutations de la technologie, de l’économie et du travail, des pouvoirs, ainsi que la démographie, l’énergie, l’environnement et le climat. Mais est-il encore temps de choisir si l’avenir est déterminé par la technologie comme Fabienne Goux-Baudiment incline à le penser ? Jacques Theys semble douter de ce déterminisme technologique et il nous invite à explorer les voies de la transition à l’aide de la prospective pour expliciter des incertitudes et envisager des ruptures mais, comme le propose Pascal Chabot, en l’alliant à la philosophie pour sortir d’une vision « utilitariste » de l’avenir, et miser sur un progrès « subtil » associant finesse et sensibilité aux signaux faibles. Dominique Christian, en bon connaisseur de la Chine, souligne que la Grande Transition n’est possible que si la société fait preuve de résilience collective pour faire face aux crises, comme celle-ci y parvient grâce à des réseaux et au sens du « bricolage » des savoirs.

Comment la société va-t-elle se réinventer ? C’est la question qu’aborde la troisième partie de l’ouvrage. Rémi Barré prolonge les réflexions sur la technologie en proposant un « nouveau pacte » entre la science et la société. Si la science et la technologie doivent être des outils d’une transition qui ne serait pas subie, ne faudrait-il pas revisiter leurs relations avec la société ? Il en est convaincu car la science, selon lui, est trop liée à la stratégie des forces dominantes, notamment économiques, et le savoir qu’elle produit n’apporte pas de solutions aux maux de la société. Il préconise que tous les acteurs de la société participent au débat sur les choix des priorités de la recherche et s’impliquent dans des recherches « participatives ». On perçoit la difficulté de l’entreprise dans la mesure où l’Histoire montre que ce sont souvent des controverses scientifiques qui font progresser la science, que seule la communauté scientifique peut arbitrer. Il est vrai qu’un débat serait salutaire pour trier le bon grain (des recherches s’attaquant à des enjeux sociétaux, la santé notamment) de l’ivraie (par exemple des spéculations sur la mise au point de machines « conscientes »).

Christine Afriat ainsi que Francis Jutand estiment que les technologies du numérique ont profondément modifié notre rapport au savoir et que l’éducation peut être un outil pour le changement. La transition requiert une mutation des institutions, le pouvoir étatique et administratif devant abandonner, estime Yannick Blanc, son paradigme « tutélaire » en dialoguant au nom de valeurs. La décentralisation permet de réinventer le futur à l’échelle des territoires, comme le montre l’expérience remarquable de la ville de Grande-Synthe que décrit Jean-Christophe Lipovac. Construite dans les années 1950 près de Dunkerque, qui développait la sidérurgie et son port, cette ville a subi la crise de la désindustrialisation mais elle a réinventé son territoire en transformant son environnement, en développant de nouvelles activités sociales, notamment l’accueil des migrants. La question des migrations est un enjeu de la Grande Transition peu présent dans le livre, alors qu’elle est en relation avec l’empathie dont Jean-Eric Aubert souligne, dans la dernière partie du livre, qu’elle devrait inspirer les actions pour un monde en transition, mobilisant une intelligence collective comme le propose Jean-Jacques Ballan.

Ce livre est une exploration des enjeux complexes de la Grande Transition dans laquelle l’humanité est engagée, mais dont la liste est loin d’être complète (les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté sont peu évoqués). On aurait sans doute besoin d’une boussole pour trouver la voie qui permettrait de la réaliser sans trop de dégâts pour la planète. Dans la conclusion du livre, Jean-Eric Aubert invite le lecteur à repenser la prospective qui est, très certainement, cette boussole.

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