Dominique Turcq, Président Institut Boostzone
Nous connaissons tous l’histoire de la grenouille dans une bassine qui ne se rendrait pas compte que l’eau dans laquelle elle baigne chauffe continument et risque à la fin de la cuire. L’image est habituelle et parlante, sans probablement être juste d’ailleurs. Elle illustre toutefois bien ce qui est en train de se passer avec l’action d’une force fondamentale de changement qui définit notre futur : la biologie.
Les innovations de rupture ont cela de particulier qu’elles sont de « rupture » et donc contribuent de façon brutale à un passage rapide d’un état à l’autre. On cite l’automobile, l’énergie nucléaire, l’informatique, l’Internet, le smartphone, la voiture électrique, la vente par Internet, etc. On attend avec impatience l’ordinateur quantique.
Il y a quelques innovations de rupture en biologie, comme le séquençage des génomes, et en particulier du génome humain, les machines à séquencer le génome rapidement et à faible cout, la technologie de modification génétique CRISPR (le ciseau génétique), les traitements de cancers par des cellules Car-T modifiées, etc. Mais ces innovations sont très en amont de leurs nombreuses applications et ne modifient pas toute une industrie de façon brutale. Elles changent petit à petit la température du bain dans lequel nous nageons, grenouilles humaines. On découvre et traite une maladie génétique à la fois, on avance à tâtons dans l’analyse opérationnelle du génome humain, on traite un cancer à la fois, on modifie un animal ou une plante à la fois. Un peu comme au vingtième siècle on inventait un vaccin à la fois, un médicament à la fois et on modifiait génétiquement une espèce agricole à la fois. Mais, au bout du compte, ces progrès nous on fait passer progressivement de 1,7 milliard d’humains sur la terre en 1900 à plus de 7 milliards en 2000, et les gains de productivité agricoles ont été juste tout aussi extraordinaires, faisant mentir Malthus.
Les progrès de la biologie, et en particulier de la génétique et de l’épigénétique vont autant bouleverser le vingt et unième siècle. Ils ont déjà largement commencé à se manifester. Ils agissent de façon très progressive mais inexorable. Ils ne vont pas conduire à une augmentation quantitative fulgurante de la population. Nous ne passerons pas de 7 milliards à 28 milliards, ce qui serait l’équivalent de la croissance démographique du vingtième siècle. Mais les êtres humains, les végétaux, les animaux de la fin du siècle seront peut-être très différents de ceux du début. L’impact va être qualitatif plus que quantitatif. Les humains seront en meilleure santé, des maladies auront disparu, soit parce qu’on saura les traiter, soit parce qu’on en aura éradiqué la cause comme la malaria ou la dengue. La santé sera personnalisée en fonction de notre ADN. Nous mangerons des choses différentes. Les produits que nous utiliserons comporteront moins de substances dangereuses pour nous ou, à tout le moins, nous aurons les outils pour les éviter. Chacun aura son passeport biologique avec la compréhension de son ADN, et donc de ses risques, de ses avantages. Peut-être que le génome de chacun figurera sur son CV et lui ouvrira ou non des portes de métiers plus sélectifs que d’autres. Peut-être que nous choisirons nos partenaires de reproduction en fonction de nos compatibilités. Nous éliminerons les embryons que nous ne voulons pas car ils seraient porteurs de risques ou de caractères que nous ne désirons pas, comme dans le film « Bienvenue à Gattaca ». Nous en ferons modifier génétiquement certains pour qu’ils correspondent à nos souhaits afin que nos enfants soient plus forts, plus intelligents, plus beaux, donc avec plus de chances de réussir leur vie amoureuse et professionnelle.
Peut-être même que des bactéries nouvelles absorberont le CO2 et épureront notre air.
Nous ne stockerons plus nos données sur des disques durs mais sur des brins d’ADN synthétiques.
Ces technologies ne seront pas si inégalitaires et concerneront le monde entier tant elles seront devenues abordables et aussi faciles d’utilisation et bon marché qu’est aujourd’hui une échographie ou une opération de la cataracte.
Ce futur, partiellement optimiste et en partie dystopique, se construit sous nos yeux mais lentement, innovation par innovation, faisant réchauffer l’eau du bain de grenouille.
Il ne s’agit pas de sortir du bain par un saut qui empêcherait de continuer ces progrès, ils sont inévitables et dans l’ensemble auront beaucoup de conséquences heureuses. Mais il faut en analyser les implications sociales, économiques, éthiques, politiques. Il convient de voir jusqu’où nous voulons aller, jusqu’où les autres pays du monde iront, ce que nous voulons accepter et ce qu’il nous faut contrôler de façon préventive quand c’est possible.
Ce n’est pas si simple, notamment parce que nos valeurs morales, et éthiques, vont se modifier en même temps qu’avancent les progrès. Il y a cinquante ans par exemple l’avortement était encore un enjeu moral de société (il le redevient malheureusement parfois). La chirurgie esthétique était un procédé rare, il est devenu courant. Avorter d’un embryon porteur d’une maladie très invalidante n’est plus tabou. Les enjeux éthiques et sociaux sont légion et les enjeux économiques le sont tout autant.
La prospective est d’abord une science des tendances longues, celles qui modifient la société, l’économie. La biologie en est un des terrains les plus fascinants aujourd’hui car cette science, et son impact en technologies opérationnelles et concrètes, altèrent en permanence et en profondeur le bain social dans lequel nous nageons.