Par Francine Depras, sociologue, administratrice de la SFdP 

1 – Le Télétravail : révélateur ou accélérateur ? 

Le télétravail à domicile dans le cadre du Covid-19 s’est imposé à une partie importante de travailleurs qui n’en avait jamais fait l’expérience, bien qu’il fasse partie de la vie professionnelle d’un grand nombre d’actifs. Si l’ampleur du phénomène est exceptionnelle, il est apparu souhaitable de s’interroger à la fois sur le vécu du télétravail, en situation exceptionnelle et sur ses effets dans une situation revenue à la normale. 

Les différents intervenants convergent pour dire que l’obligation de télétravailler à domicile a pu être réalisée dans des conditions, relativement satisfaisantes, du point de vue organisationnel avec un forte implication des managers de proximité (Benoit de Saint-Aubin, Jérôme Chemin) néanmoins  il sera indispensable d’aller au-delà d’un premier bilan, avec le recul nécessaire pour analyser les effets d’une massification du télétravail dans l’entreprise et au-delà sur la société en général (conclusions d’Alain Petitjean ). 

Selon une enquête réalisée par l’Essec en février 2021, près des trois quarts des répondants (73 %) souhaitent poursuivre cette expérience à l’avenir dans un monde post-Covid-19, notamment à raison principalement de deux jours par semaine (31 % des répondants) et de trois fois par semaine (23 %).

Le sentiment plutôt positif qui ressort de l’extension du télétravail en situation exceptionnelle est partagé par les intervenants qui l’expliquent par la compétence des salariés, par l’engagement des managers de proximité et par la disponibilité des outils et des techniques qui sont arrivées à maturité. En revanche pour les employeurs ce fut une divine surprise qui les a fait « changer de pied » ils en perçoivent les effets potentiels sur la productivité, ce qui restera à mesurer dans la durée, et sur la réduction des coûts fixes, notamment immobiliers (Alain Petitjean)

Les prémices de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication ont été posées dès 1962, depuis différentes étapes ont été franchies au fur et à mesure que les outils techniques se développaient (1980/1984 le microordinateur et le Web) les conditions juridiques  et sociales d’utilisation dans la sphère du travail seront traitées en 2002 et 2004 (accord européen et avenant au contrat de travail), cependant le développement du télétravail de heurte à la résistance des employeurs ( Henri Jacot)

L’analyse des accords signés par les entreprises restent relativement flous et peu formalisés les entreprises restent frileuses, malgré une accélération à partir de 2017 (Antoine Rémond). 

D’une certaine manière le Covid-19 a favorisé l’alignement des planètes entre les acteurs.

Alors que le télétravail se situait aux marges de l’entreprise, il devient central et il rebat les cartes au-delà de la sphère du travail (Alain Petitjean). 

Le travail et l’entreprise : leurs évolutions sont liées. Les choix organisationnels, les méthodes, le management, marquent durablement des périodes et des systèmes de valeurs des organisations de travail, voire une société (taylorisme, fordisme).    

Comment expliquer cette relative facilitée de basculement vers le travail à distance, via les outils techniques digitaux ? quelle en sera son amplitude ? Quels seront les conséquences sur les collectifs de travail ? sur le vécu de travail et la représentation de soi ?  Quels seront les risques psychosociaux, dont certains sont amplifiés par la prolongation du confinement et par les conditions matérielles du travail à domicile ? quels seront les conditions de mise en œuvre du télétravail ou plus exactement du travail à distance (durée, fréquence, lieux…) autant de questions qui vont s’imposer aux différents acteurs, et qui ont été soulevées par les intervenants. Quelles traces vont laisser la situation vécue, comment la mémoire de chacun retraduira l’expérience vécue dans le quotidien d’une vie ordinaire1 ?

2 – L’impensé du télétravail 

En 1995 Dominique Meda rapportait la position d’un dirigeant américain, W.Bridges « Peu de gens ont compris à quel point le monde des entreprises a cessé d’être un assemblage d’emplois, au sens où une ruche est un ensemble d’alvéoles hexagonales. Aux emplois se substituent des situations de travail à temps partiel ou temporaire. Cette évolution est le symptôme d’un changement plus fondamental[…] : l’entreprise contemporaine cesse d’être une structure constituée d’emplois pour se  transformer rapidement en champ  de travail à accomplir.[…]à vrai dire beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui fort avancées dans le voie de la désalarisation », Dominique Méda  en concluait qu’un nouveau modèle de travail émergeait sous nos yeux, beaucoup plus proche du travail indépendant, où les critères traditionnels du salariat( rémunération du temps, horaires rigides, subordination…) ne seraient plus opérants. Dans cette optique tout est susceptible de devenir travail, tout peut-être transformer en biens et en services et toute la personne du travailleur est susceptible de faire l’objet d’un négoce avec l’entreprise.2

Or le travail est de plus en plus conçu comme un ensemble d’activités toujours plus nombreuses qui font appel à des compétences dites personnelles qui ne relèvent pas uniquement du geste technique stricto-sensu. D’un point de vue anthropologique « l’humanité change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institution » (A.Leroi-Gourhan) et selon Alain Supiot : la révolution numérique relève sûrement d’une telle mutation dans la mesure où à  l’extériorisation illimitées de forces motrices, elle ajoute l’extériorisation illimitée de certaines capacités cérébrales3.

Le travail indépendant, rêve ou réalité ?

Le sens du travail, les relations de travail, le contenu du travail, la prolétarisation du travail intellectuel sont de plus en plus mis en question notamment par les jeunes générations qui attendent de leur formation et de leur métier des bénéfices personnels tant sur le plan financier que psychologique et moral (une éthique sociale). De ce point de vue le travail indépendant apparaît porteur de ces promesses. L’individu « entrepreneur de lui- même » rejoint le désir individuel de se réaliser à la fois dans la vie personnelle et professionnelle. Dans le même temps apparaissent des formes disruptives de la relation de travail au sein des organisations socio- économiques. 

D’un côté l’individu- entrepreneur et de l’autre l’entreprise agile, libérée en réseau, ces deux modèles tendent à redéfinir la relation de travail, la valeur du travail, le collectif, la production des richesses et sa répartition, la contribution à la richesse collective. Le travail salarial n’apparaît plus comme la seule forme désirable. La « digitalisation » de la société et le développement de l’Intelligence Artificielle (IA) transforment en profondeur la production et les formes traditionnelles du travail, selon Daniel Cohen deux scénarios sont possibles (Le Monde Economie et Entreprise /11-09-2018) 

  • 1. une société profondément inégalitaire : la valeur est captée par le haut, la richesse est concentrée au sommet, plus on s’éloigne du centre moins la richesse percole, les emplois sont raréfiés et mal payés. 
  • 2. Les métiers dits ‘’humains’’ qui pourront s’offrir un meilleur service grâce à l’IA, et mettront en œuvre des nouveaux outils qui optimisent le travail personnel et qui en se différenciant, pourront bénéficier à la nouvelle classe moyenne, bien formée.

Le travail, via les outils numériques, peut libérer des tâches répétitives, routinières (travail mort) et dégager plus de moyens intellectuels (créativité et réflexibilité) dans les tâches, faciliter l’aisance relationnelle et collective (travail vivant)4.

Comme le pointe Pascale Levet, la fonction réparatrice du travail, le travail à distance assisté par le numérique, permet de restaurer les capacités de travail de la personne au bon rythme, et à l’abri du regard des autres en cas de faiblesse ou de fatigue et de la réinscrire dans la dynamique collective, sous certaines conditions de mises en œuvre.

3 – Comment mieux rendre éligible le télétravail dans l’entreprise ? 

Les participants à la journée considèrent que le télétravail doit être pris comme une norme au niveau du poste et des tâches et non au niveau de la personne, cette approche semble plus conforme à la gestion rationnelle des personnels de l’entreprise. L’enquête menée par Laurent Taskin et Patricia Vendramin apporte un éclairage intéressant : ils distinguent 4 types de travailleurs : les travailleurs de la connaissance, les travailleurs en cols blancs, les travailleurs mobiles, les travailleurs indépendants :

  • Les travailleurs de la connaissance : grande autonomie, hautement qualifiés, une culture de l’efficience et de la loyauté, disponibles et responsables, les arrangements techniques et organisationnels sont informels, ils sont rémunérés aux résultats.
  • Les travailleurs en cols blancs : employés des services et de l’industrie, faible degré de responsabilité, souhaitent concilier vie personnelle et vie de travail, les pratiques sont occasionnelles ou alternées, ils revendiquent un droit collectif.
  • Les travailleurs mobiles : commerciaux, techniciens de maintenance, inspecteurs, la décision est stratégique liée à la fonction et aux tâches (rapports, dossiers, consultations de données) la formalisation a été jugée nécessaire.
  • Les travailleurs indépendants : catégorie piégée à partir de quoi et quand devient-on télétravailleurs ? vecteur d’individualisation, mais érosion des normes et des identités collectives.5 

4 – Quelques pistes en guise de conclusion 

En 2015, Bernard Stiegler publie « La société automatique », il pose la conscience de soi dans le procès du travail d’un point de vue anthropologique, qu’il articule sur le concept d’anthropocène lié au capitalisme industriel au sein duquel le calcul prévaut sur tout autre critère de décision et où devenant algorithmique et machinique, le management se concrétise et se matérialise comme « automatisme logique ».

De son côté, Alain Supiot met la « Gouvernance par les nombres » au centre des évolutions sociétales et comme le point ultime du bien gouverner, pratiqué par nos sociétés contemporaines dites développées et civilisées.

Pierre Musso (Le temps de l’Etat- Entreprise)6 avance les mêmes argumentations.

Le parallélisme entre l’entreprise libérée et l’individu entrepreneur de lui-même, nous oblige à traiter de la liberté d’entreprendre et de la liberté du travail. Mais avec quel appareil normatif ? Quel rôle attendu de l’entreprise : la loi Pacte et l’entreprise à mission, des premiers pas dans le sens de nouvelles normes ?  Dans quelles conditions inverser la hiérarchie des moyens et des fins et comment sortir de la logique de l’entreprise au service de buts exclusivement financiers ? En encastrant l’économique dans le social et dans le travail (et non l’inverse) on redonne une vision humaine à un projet de société, c’est un des axes d’un futur écologiquement viable7. Le travail et l’entreprise restent les grands intégrateurs sociaux. 

En interrogeant les relations de travail et le pouvoir au sein de l’entreprise, dans les sociétés travaillées par les inégalités, les risques écologiques et le pouvoir de nouveaux géants transnationaux, vouloir démocratiser l’entreprise aujourd’hui, c’est renouer avec une forme d’utopie praticable (Anne-Lorraine Bujon, rédactrice en chef de la revue Esprit).8 

5 – Annexe

 Les injonctions paradoxales autour de quelques mots -clés qui se retrouvent dans la littérature du moment 

Mot clé Agir

Anticiper, expérimenter dans un espace incertain et un futur menaçant / accompagner, faciliter, inciter Identifier l’ensemble des possibles, ne pas être pris au dépourvu, saisir les opportunités, être en veille, prendre des risques, collaborer, réactivité, agilité 

Mot- clé Travail 

Fin du travail, fin du salariat, sens du travail, valeur du travail, flexibilité 

Mot clé Economie 

Économie de la demande//à la demande, autoentrepreneuriat, plate-forme de l’offre /plate-forme de la demande (nom de code UBER) 

Mot-clé Organisation 

Organisation aliénante : bureaucratie, contrôle, verticalité, directivité, la pyramide, Organisation libérée : autonomie, responsabilité, accomplissement personnel, horizontalité, réseau.

6. Bibliographie indicative

Bernard Stiegler, « La société automatique ; l’Avenir du travail », Fayard 2015

Alain Supiot,  « La gouvernance par les nombres »,  Cours au Collège de France 2013-2014, Fayard 2015 ; « La force d’une Idée, suivie de l’idée de justice sociale », Les liens qui libèrent, 2019

Alain Supiot, (sous la direction), « Le travail au XXIe siècle », Les éditions de l’Atelier, 2019

« L’entreprise. Point aveugle du savoir », colloque de Cerisy, Editions Sciences Humaines, 2014

« Démocratiser l’entreprise », revue Esprit, N° 442, mars 2018.

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