Présentation de l’ouvrage

« La Grande Transition de l’Humanité »

Jean Eric Aubert, Christine Afriat, Jacques Theys

 

Introduction – Jean-Eric Aubert (Président de la SFdP)

La question qui nous réunit ce soir n’est pas une « mince affaire ». Il ne s’agit rien de moins que d’aborder un changement dans l’humanité — que nous sommes en train de vivre — d’ampleur comparable à la Révolution néolithique ou à la Révolution industrielle. La Société française de prospective s’est penchée sur cette question depuis plusieurs années, notamment lors de ses colloques annuels, les « Printemps de la prospective ».

Il en est résulté cet ouvrage que nous allons vous présenter ce soir. Il réunit les contributions d’une douzaine d’auteurs. Elles ont été coordonnées par Christine Afriat et Jacques Theys, tous deux vice-présidents de la Société française de prospective. Ils vont vous donner l’essentiel des analyses et des messages portés par l’ouvrage. Leurs propos seront complétés par d’autres auteurs qui sont aussi présents aujourd’hui : Fabienne Goux Baudiment, qui, a, en fait, initié cette réflexion sur la « grande transition » au sein de la SFdP, dont elle a été la première présidente ; Thierry Gaudin, qui est un peu le « pape » de la prospective de long terme, avec le travail pionnier de grande envergure, « 2100, Récit du prochain siècle » , publié au début des années 1990 ; et Patricia Auroy, spécialiste de la prospective territoriale.

Vue d’ensemble de l’ouvrage – Christine Afriat (Vice-Présidente de la SFdP)

Le monde est en perpétuel transformation et ceci n’est pas nouveau. Mais ce qui est nouveau, c’est l’ampleur des changements et leur accélération.

Plus le monde se complexifie et plus il nous échappe. En même temps, les repères se dissolvent dans les mécanismes mêmes qu’ils sont censés éclairer. Tout se passe comme si notre monde était agité de mouvements tectoniques imprévisibles et incessants, dont les plaques, séparées et interdépendantes, s’entrechoquent au gré des courants et se chevauchent en désordre.

Face à ces évolutions, la Société Française de Prospective fait l’hypothèse que nous sommes aujourd’hui engagés dans une « Grande Transition » qui devrait à terme conduire à des modes d’organisations économiques ou socio-politiques et à une humanité très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui.

La réflexion que nous vous présentons ce soir est le fruit de 4 années de réflexion de la Société Française de Prospective. Cet ouvrage, à plusieurs mains, se concentre sur le sens et la dynamique du mouvement. Il se propose :

  • D’expliquer la nature de la transition qui se profile :   face au changement climatique, à la perte de biodiversité, à l’épuisement des ressources, voire à la disparition des emplois avec la révolution numérique, l’humanité doit faire face, pour la première fois de son histoire, à une situation où il sera, désormais, plus question de s’adapter que de croître ;
  • D’inspirer les esprits en élargissant les imaginaires et en repensant nos relations à l’Autre et à la nature ;
  • D’éclairer les transformations à l’œuvre : comprendre les mutations en cours dans de multiples domaines – la science, l’éducation, les institutions, les territoires – pour tirer parti des opportunités nouvelles et prévenir les évolutions néfastes ;
  • Et enfin de suggérer des outils pour pouvoir être acteur et non spectateur de son devenir et négocier ainsi le virage du temps.

La « Grande Transition » est annoncée dès la fin des années 30 par le sociologue américain Pitirim Sorokin comme une longue crise de passage entre des sociétés matérialistes et un monde dominé par des valeurs immatérielles. Puis dans les années 60, l’économiste Kenneth Boulding la présente comme le passage à une humanité globale.  Il considère le milieu du XXe siècle comme le début d’une Grande Transition équivalente à celle qui avait permis à l’Humanité de passer de l’Âge de la pierre, celui des cueilleurs-chasseurs (la pré-civilisation), à l’âge agricole puis à celui des villes (la civilisation) pour déboucher sur l’ère industrielle. Cette thématique a été reprise ensuite par d’autres auteurs sur des fondements différents – technologiques, écologiques ou encore anthropologiques – mais elle n’a pas connu du moins en France tout l’écho qu’elle mériterait d’avoir.

Cette hypothèse de Grande Transition resitue les enjeux de notre époque dans une histoire longue de l’humanité, marquée par d’autres transitions d’ampleur comparable.

La période appelée « chasse-cueillette » a permis l’organisation de cellules humaines de plus en plus importantes (hordes, tribus puis peuplades…), nomades aux grès des évolutions climatiques et des ressources de la chasse. L’Humain était soumis aux lois de la Nature.

La période appelée « l’âge agricole » s’est organisée autour de la culture des plantes, céréales et légumes, qui ont permis d’accroître les capacités de nourriture et de développer l’élevage. Les terres arabes deviennent le lieu de sédentarité. Cette transformation commencée avant moins 10 000 ans a duré jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’Humain peu à peu maîtrise les forces de la Nature, se sédentarisant dans des villes et développant des sociétés complexes. Ce passage, très long, du chasseur cueilleur nomade au sédentaire agriculteur et urbain a constitué une première grande transition.

Pour stocker l’immense quantité d’information nécessaire au fonctionnement d’une société humaine, notre cerveau n’était pas adapté. L’invention de l’écriture et surtout sa maîtrise accélère la capitalisation des savoirs et leur transmission et permet d’entrer dans l’histoire. Durant cette période l’homme a développé continuellement les outils et les techniques, mais aussi les organisations, comme les royaumes et les empires. Il a développé les religions, les arts et la culture, mais aussi en fin de période les connaissances scientifiques et technologiques, qui ont jeté les bases de la période suivante, celle de l’industrialisation.

Dans cette période, la production a basculé de la terre à l’usine. Elle a permis de créer les infrastructures de transport et de communication sur lesquelles s’est développée la société de consommation et de service.  Cette période se caractérise par la maîtrise des sources d’énergie et de matériaux, de progrès scientifiques et technologiques très rapides, de naissance de réelles démocraties et d’émergence de l’individualité versus les communautés d’appartenance. Mais aussi de l’éclosion du capitalisme industriel, commercial, serviciel, puis financier. C’est le passage à l’époque moderne, après, en Europe, une transition de quelques siècles, de la fin du Moyen âge à la Renaissance.

Ce monde se fragmente progressivement depuis la fin du XIXème siècle. Mais c’est surtout la Seconde Guerre mondiale qui s’impose comme une coupure historique évidente par la concomitance de toute une série de changements annonciateurs de l’entrée dans une civilisation planétaire, annonciateur de cette nouvelle Grande Transition : Déclaration universelle des Droits de l’Homme, création de l’organisation des Nations unies, mise en place d’un système monétaire international, début de la décolonisation, début de l’informatique, découvertes importantes en médecine et sur le fonctionnement de la cellule ( ADN) , conquête spatiale , explosions d’Hiroshima et Nagasaki et entrée dans la «  société du risque » …

Pourquoi avoir retenu ce concept de « Grande Transition » ?

La Grande Transition se distingue clairement des transitions qui nous sont devenues familières depuis une dizaine d’années – comme la transition numérique, énergétique, écologique, démographique, économique ou encore démocratique – par quatre caractéristiques majeures :

— D’abord par sa dimension temporelle : son originalité est d’inscrire les transitions en cours dans une mutation multiséculaire. La Grande Transition a commencé au milieu du XXème siècle, autour de la Seconde Guerre mondiale et devrait recouvrir une partie du XXIème siècle ;

— Ensuite par son caractère global et systémique : toutes les dimensions de l’activité humaine sont concernées, de la technologie à la culture ou à l’écologie en passant par la géopolitique, la démographie, l’économie, le travail, la société, la politique, l’éducation dans un ensemble de transformations étroitement liées entre elles ;

— En troisième lieu, par son amplitude et sa radicalité : il ne s’agit pas simplement de la poursuite ou de l’accélération de modernisations passées mais du passage à un monde, à une humanité profondément différente. C’est le système entier qui va basculer, c’est un changement de paradigme ;

— Enfin, et peut-être plus paradoxalement, par son actualité et sa dimension d’intensité. Car après une longue phase d’émergence, nous sommes désormais dans une période d’accélération de cette Grande Transition qui nous place face à des choix irréversibles et à des mutations majeures à envisager. Il faut bien avoir à l’esprit que chacune des phases historiques rappelées précédemment a été à chaque fois plus brève. Nous sommes passés de 100 000 ans pour l’âge de pierre à 10 000 ans pour les premières civilisations puis à 1 000 pour l’époque moderne. Si cette accélération de l’histoire se poursuivait, la période de transformation actuelle pourrait ainsi être très courte.

Ce qui est important de retenir, c’est qu’une « Grande Transition » affecte toute l’Humanité. Elle est universelle, bien que non simultanée en tout point du globe, ce qui explique sa durée longue. C’est la période pendant laquelle l’ensemble du monde bascule et se transforme en autre chose.

Ainsi, la Grande Transition actuelle serait le lent passage d’un univers agro-industriel multimillénaire à forte prévalence prédatrice vers un univers extrêmement différent aux contours encore flous qui résultera des nouveaux développements technologiques dans les domaines du vivant comme du numérique et des choix de société que nous aurons faits.

Quelle Grande Transition ?  Contenu, controverses, propositions – Jacques Theys (Vice-Président de la SFdP)

La partie qui précède nous donne une bonne idée de l’ampleur et de la rupture historique qui caractérise la Grande Transition dont nous parlons dans l’ouvrage. Mais cela ne nous dit pas encore quel est son contenu …et puisqu’il s’agit d’une dynamique de plus d’un siècle, quelle est sa direction, quels sont ses chemins possibles, quel est son sens ultime – pour peu que nous puissions déjà définir ce sens. Il convient donc maintenant d’en dire un peu plus sur ce dont il s’agit, mais aussi d’aborder ce qui est finalement, au-delà du regard historique et de l’anticipation que nous proposons, la question centrale que pose le livre : que faire de cette hypothèse de Grande transition, comment s’y adapter sans la subir, et quelles propositions faisons-nous pour mieux nous orienter à travers elle ?

Chacun de ces points mériterait de longs développements et il faut insister sur le caractère très schématique du résumé qui suit – d’autant que le livre, il ne faut pas l’oublier, est écrit à plusieurs mains et qu’il peut se lire au moins autant comme un débat entre les différents auteurs que comme un message univoque.

La Grande Transition : quelle origine, quelle direction ?

Que mettons-nous donc dans cette Grande Transition et d’abord que disons-nous sur son origine et sa direction ? Sur ces deux points au moins la réponse est claire, qui prend appui à la fois sur les intuitions qui étaient à l’origine de cette notion, sur ce qui s’est passé depuis 80 ans, et sur les anticipations que l’on peut faire sur le futur…

Disons d’abord ce qu’elle n’est pas : il ne s’agit pas d’une autre façon de parler des transitions écologiques, énergétiques ou numériques en cours, même si celles-ci en font partie.

L’idée majeure est que nous sommes dans un grand mouvement historique -qui prend donc son origine autour de la seconde guerre mondiale (ou quelques décennies avant) – et qui se structure autour de trois grandes directions, de trois grandes composantes :

  • C’est d’abord – comme l’envisageait Boulding dès les années 6O à travers sa métaphore du vaisseau spatial  – le passage à une humanité globale, beaucoup plus nombreuse , plus productive, plus ouverte aux échanges, plus interconnectée, partageant à la fois une culture commune et une même Terre aux ressources limitées ….et donc plus riche , plus homogène  mais aussi beaucoup plus intégrée aux logiques de marché et beaucoup plus dommageable pour l’environnement et dépendante de lui – ce que les écologistes  appellent la seconde phase de l’anthropocène – avec la nécessité , pour y faire face , de s’engager désormais dans une transition écologique majeure .
  • C’est ensuite, seconde grande direction, la sortie de l’âge agro industriel de l’époque moderne , l’entrée dans le Monde 2.O et dans une nouvelle révolution technologique , le développement dans tous les domaines des technologies de l’information , de l’intelligence artificielle , la capacité aussi d’intervenir sur le vivant et donc de repousser les limites du corps humain et de la nature , avec , à terme comme perspective controversée,  le passage à ce qui ne serait plus seulement  une humanité plus globale et plus dépendante de l’environnement  mais aussi à une autre humanité, l’éventualité du transhumanisme et de la fin de l’Homo sapiens évoquée par Harari  et Pascal Picq.
  • Et c’est enfin, troisième composante, un basculement culturel – comme l’imaginait cette fois ci SOROKIN – l’évolution vers des sociétés plus immatérielles, aux deux sens du terme, avec l’émergence de nouvelles valeurs comme le féminisme ou l’écologisme, d’autre rapports à la propriété, le passage de sociétés du faire à des sociétés du partage, et des revendications éthiques plus fortes. Mais aussi, dans le même temps, une déliaison croissante des individus par rapport aux institutions et aux formes traditionnelles de socialisation, les familles, les partis, les syndicats …et le développement de ce que Ulrich Beck et Anthony Giddens ont appelé la modernisation réflexive ou la société du risque, avec des sociétés et des individus beaucoup plus informés, plus éduqués, mais également plus inquiets et plus critiques … et la tentation d’un contrôle social accru ou d’une manipulation de ces attentes et de ces peurs.

Toutes ces dimensions sont abordées dans l’ouvrage avec des contributions sur beaucoup des grandes mutations et transitions en cours ou à engager : changement de système technique, transition numérique, mutations du système socioéconomique et du travail, transition écologique, fin du paternalisme institutionnel, transformations de la science et des formes de connaissances, évolution des valeurs … ou encore transition à l’échelle d’un territoire comme Grande Synthe. Mais l’originalité du livre et du thème de la Grande Transition n’est pas dans la simple juxtaposition de ces différentes formes de changement, dans le collage de ces différentes transitions avec un petit t, mais dans leur ARTICULATION, dans l’idée qu’elles s’inscrivent dans un même mouvement historique de long terme – soit pour l’accompagner soit pour l’infléchir – et qu’elles font ensemble système. C’est la conjonction de ces trois grandes mutations, leurs complémentarités et leurs contradictions, qui nous font entrer dans un nouveau monde, un monde en rupture profonde avec le précédent, riche de promesses et d’innovations considérables, mais lourd aussi de défis sans équivalents dans toute l’histoire humaine. Défi de nous adapter à des basculements majeurs (nouvelles technologies, changement climatique, mutations économiques ou géopolitiques …). Mais aussi défi de nous engager de manière plus volontariste dans des transitions qui seront longues et socialement ou politiquement difficiles – transition écologique, démocratique, éducative, culturelle …Patrick Viveret résume ces défis en disant qu’il s’agit à la fois de « changement d’air » (le climat, l’environnement), « d’aire » (le passage au global) et « d’ère » (une nouvelle période historique).

Quels chemins ?

Tout cela donne donc une idée assez claire des composantes de cette grande transition. Mais que celles-ci soient bien identifiées ne veut pas dire que nous puissions déjà imaginer le monde dans lequel nous allons basculer ni les chemins que nous allons devoir suivre pour y parvenir. Certes nous avons déjà derrière nous toute une expérience historique vieille d’au moins 80 ans, mais le chemin qui reste à faire sera beaucoup plus court que dans les grandes transitions précédentes et nous entrons dans une phase d’accélération qui sera sans doute beaucoup plus chahutée que la précédente. C’est le cas aussi bien pour les technologies, qui sont dans une phase de transformation extrêmement rapide, que pour l’environnement – où le temps nous est compté –, que pour les institutions ou les sociétés, qui vont être confrontées à des tensions majeures. On savait depuis longtemps que les promesses liées à la Grande Transition allaient s’accompagner d’instabilités importantes – qui supposeraient à leur tour des inflexions majeures : les questions que l’on se pose aujourd’hui sur les chemins que celles-ci devront prendre ajoutent encore à l’incertitude, mais ce que nous pouvons déjà anticiper est que les trente années à venir seront décisives.

Dans le premier article de l’ouvrage, Fabienne Goux Baudiment, présente deux images, deux métaphores, de ce que veut dire pour les années à venir cette Grande Transition. La première image, c’est celle de la subduction de plaques tectoniques. La plaque du monde ancien est en train de s’enfoncer et soulève celle du nouveau monde qui va apparaitre, avec comme cela se produit dans l’écorce terrestre, des tremblements de terre et des éruptions volcaniques à prévoir sans pouvoir en déterminer la date ou l’intensité – c’est l’entrée dans une phase caractérisé par quatre mots : Vulnérabilités, Incertitudes, Complexité, Ambiguïté, ce que Fabienne Goux Baudiment appelle le monde VUCA. La seconde métaphore, c’est celle d’un grand saut au-dessus d’un large gouffre, un saut dans l’inconnu sans possibilité de retour en arrière, et pour illustrer cette idée de rupture, elle évoque les Aliens, ces générations nées après les années 2000, qui sont déjà en partie de l’autre côté de la rive. La seule chose certaine à propos de la Grande Transition qui reste à venir serait donc la surprise.

Pourtant dans les années 90, de grands travaux de prospective comme le « 2100 » de Thierry Gaudin, ou ceux du Global Scenario Group – pour ne pas parler du livre de Kurzweil ou du rapport du Club de Rome – avaient imaginé des scénarios pour le siècle actuel qu’il faudrait relire aujourd’hui et qui sont présentés dans l’ouvrage. Le premier plus optimiste – grâce à des investissements massifs dans l’éducation, la connaissance, et les infrastructures écologiques. Le second, beaucoup plus alarmiste, qui montrait dès les années 9O, que – sans transition précoce et volontariste vers une soutenabilité forte – les scénarios les plus probables seraient soit un réformisme inefficace, soit l’effondrement et le chaos, soit le repli des pays ou des groupes les plus riches dans des « Mondes Forteresses » -ou plus précisément, la succession des trois scénarios précédents : d’abord l’échec du réformisme, puis les mondes forteresses, et enfin l’effondrement…. C’est, dans ce dernier cas, une version du cheminement vers la Grande Transition plutôt sombre mais qui, malheureusement, s’accorde assez bien avec une part de la réalité actuelle (pensons à ce qui se passe aujourd’hui avec les Etats unis, la Grande Bretagne ou l’Italie !). Tout notre objectif dans cet ouvrage est de montrer qu’il peut y en avoir d’autres si nous arrivons à valoriser toutes les opportunités et innovations liées à cette Grande transition et à mieux maitriser les tensions majeures qu’elle génère – croissance des inégalités, destructions écologiques, basculement de la puissance, sentiment d’aliénation par rapport aux nouvelles technologies …Mais il y a urgence à s’engager, et à bien définir nos priorités.

Quel sens ultime ?  La Grande Transition subie ou choisie ?

Naturellement ces incertitudes sur les chemins – et ces possibilités de basculement dans un sens ou dans un autre – obscurcissent ce que l’on peut dire sur le sens ultime de cette Grande Transition, sur le nouveau monde qui sera le nôtre ou plutôt celui des générations futures une fois passés sur l’autre rive : l’évolution vers une société de libération et de créativité ( T .Gaudin), le passage à l’Homo Deus , à la superintelligence ou au transhumanisme , l’orientation vers le  « Terrestre »  et  une société écologique globale (B. Latour) ,le « survivalisme » et l’éclatement en micro communautés autonomes , ect …   Disons tout de suite que malheureusement on ne trouvera pas dans cet ouvrage de vision normative ou de scénario de science-fiction anticipant ce que seront ce nouveau monde et cette nouvelle humanité à venir. Il y a sans doute là un autre livre à l’écrire, plus difficile encore …

C’est pourtant autour de ce qu’on peut intuitivement en imaginer que se structure le débat que j’ai déjà mentionné – et qui est au cœur du livre – sur notre attitude à avoir par rapport à cette hypothèse de long et grand bouleversement historique. Pour les uns , ce sens ultime de la Grande Transition est déjà inscrit comme une évidence dans les trois grandes directions que j’ai évoquées il y a quelques minutes : nous allons – notamment grâce à la technique – vers des société plus créatives, plus libres, plus ouvertes, plus écologiques, plus informées, plus bienveillantes, où nous vivront beaucoup plus longtemps et dans lesquelles  la machine et l’homme seront beaucoup plus imbriqués l’une à l’autre , la première remplaçant le second pour beaucoup de taches. D’une certaine manière l’histoire est déjà écrite et l’essentiel est de s’adapter aux transitions cours, de les accompagner ou les accélérer.

Pour d’autres, au contraire, les contradictions majeures qui subsistent entre ou dans les différentes transitions en cours ou à engager, l’ampleur et l’acceptabilité de leurs conséquences , le jeux incertain des rapports de force  qui existent dans la science, les sociétés , l’économie ou entre les États font que l’on ne peut simplement s’en remettre au sens de l’histoire , que ce sens n’est pas encore déterminé à l’avance, qu’il peut et doit encore être affirmé et choisi, et que c’est de ce choix entre plusieurs variantes de la Grande Transition possibles que dépendra le monde que nous laisserons aux générations futures. La question du sens est donc toute aussi importante que celle de l’adaptation, que ce sens soit trouvé dans l’optimisme méthodologique de Fabienne Goux Baudiment, le « Bien vivir » et le « projet de Pleine humanité » de Patrick Viveret, le « déploiement du subtil » que propose Pascal Chabot, la « résilience » de Dominique Christian – s’inspirant de la culture asiatique- , ou la définition de l’éthique que donne Paul Ricoeur et que reprend Yanick Blanc : « vivre bien, avec ou pour les autres, dans des institutions justes ». Finalement le livre ne tranche pas et se situe à mi-chemin entre ces deux positions, entre d’un côté la lucidité et la volonté de s’engager positivement dans les changements de toute façon nécessaires, et de l’autre, le refus d’un déterminisme historique qui nous entrainerait vers un futur qui nous serait imposé – vers une Grande transition qui serait subie et non pas choisie. Mettant en évidence toutes les ambiguïtés de la notion de transition, il reconnait à part égale ce qu’il y a en elle à la fois de nécessité historique et d’expression du désir – désir de s’approprier un futur qui semble de plus en plus échapper à chacun. Il faut donc finalement retenir de ce débat interne à l’ ouvrage que c’est d’abord un plaidoyer pour l’engagement et surtout pour que s’ouvre un véritable débat démocratique sur cette Grande Transition qui nous concerne tous , débat dont Bernard Stiegler – dans son ouvrage magnifique sur La Disruption a bien montré qu’il était menacé par le fait que « ceux qui peuvent orienter les innovations le font à un rythme toujours plus rapide que les sociétés auxquelles elles s’adressent – en imposant ainsi constamment leur propre modèle ».

Quelques outils pour s’orienter dans la Grande Transition : nos propositions

Que faire finalement de cette notion de Grande Transition et comment pouvons-nous agir face à elle ? L’ouvrage ne se clôt sur les exhortations précédentes au débat ou à l’engagement mais s’accompagne de quelques propositions – quelques notions ou pistes d’action qui nous semblent pouvoir aider à mieux nous orienter dans cette Grande Transition et à en surmonter plusieurs obstacles. Il y en a quatre, qui sont en large partie issues de réflexions que nous avions déjà engagées au sein de la SFP bien avant l’écriture du livre. Là encore il faut les citer très rapidement.

Première notion, c’est celle de la simplexité, l’art de rendre lisible les choses complexes – pour nous un moyen nécessaire pour échapper à la fois au réductionnisme – au simplisme des idées toute faites- et à la paralysie face à un monde devenu trop complexe. C’est un art de composition tourné à la fois vers la compréhension, l’anticipation et l’action, qui par ajustement de points de vue différents, de retour sur l’histoire, de visions de l’avenir permet de se mettre d’accord sur des représentations à la fois compréhensibles et englobantes du réel. On est proche de la phénoménologie et il ne faut pas oublier que Gaston Berger, un des inventeurs de la prospective, était phénoménologue.

De manière plus générale, ce qui est central dans la période de changement actuel, c’est de transformer notre rapport à la connaissance et d’éviter toutes les formes d’enfermement dans lesquelles risquent de plus en plus se produire et se diffuser les savoirs ou les informations et cela vaut aussi bien pour les réseaux sociaux que pour l’éducation ou la recherche. Il faut ouvrir les boites noires, y compris des algorithmes, déverticaliser l’enseignement, démocratiser l’expertise, sortir la recherche de sa tour d’ivoire et de ses dérives schizophréniques – pour aller vers la société civile et ses besoins. Sans tout cela il n’y aura pas de changement des esprits et des perceptions – qui est une condition fondamentale de la transition.

La seconde notion, c’est l’empathie, l’attention à l’autre que soi.  L’attention à l’autre – c’est-à-dire aussi l’attention à la nature, aux générations futures, aux personnes les plus vulnérables, aux étrangers, aux autres cultures, tout ce qui empêche de se replier sur ses intérêts égoïstes et sur un pur utilitarisme à court terme. Comme cela a déjà été dit, beaucoup de contributions portent sur la nécessité de donner un sens éthique et de justice à cette Grande transition. Impossible sans cela d’imaginer qu’elle puisse aller autrement que dans l’affrontement entre intérêts inconciliables et dans une violence incontrôlable.

La troisième notion, assez proche de la précédente, est celle de « Société organique », la prise de conscience du fait que nous sommes dépendants les uns les autres, dépendants aussi de la nature – et que nous avons collectivement à gérer ces interdépendances et ces biens communs auxquels nous sommes tous liés. Le terme renvoie naturellement à l’écologie, à l’idée de cycle, de circularité ; mais aussi à l’intelligence collective, à l’économie collaborative ou du partage, à la solidarité, et au passage de sociétés verticales à des sociétés construites sur des relations horizontales. C’est, comme l’empathie, une des conditions pour que puisse fonctionner des régulations démocratiques à tous les niveaux – du local au global – sans lesquelles, là encore, il n’y aura pas de transition mise en œuvre et acceptée.

Enfin nous avons besoin, comme le suggère Pascal Chabot, de susciter, de produire, de diffuser et de discuter de nouveaux imaginaires du changement, de nouvelles images positives et alternatives du futur. C’est un des rôles de la prospective, mais elle n’en a pas le monopole, et toute la société civile doit pouvoir être en situation de le faire.

Naturellement tout cela n’épuise pas ce qui devra être fait pour accompagner ou orienter la Grande Transition dans laquelle nous sommes engagés. Mais ce sont là, à notre sens, quelques-unes des conditions nécessaires pour nous puissions collectivement nous réapproprier cette longue histoire qui n’est que partiellement écrite et qu’il nous reste donc encore très largement à construire. L’enjeu, c’est de construire des passerelles entre un Devenir qu’il nous faut affronter et un Avenir que nous pouvons inventer et choisir.  Il n’est pas aujourd’hui encore trop tard pour le faire si nous voulons ne pas avoir à faire face, comme le disait magnifiquement Jean Toussaint Desanti en 1985 à propos de la crise, « à ce moment d’impuissance où nous serons assignés à ce qui est lui-même le produit de notre histoire » …Mais le temps presse – comme le montre malheureusement l’exemple du climat……