La grande transition de l’humanité

Afriat Christine et Jacques Theys, 2018: La grande transition de l’humanité. FYP Editions. 267 p.

Thème : Transversal
Auteur : Denis Lacroix
Date : Juin 2018

  1. Informations générales
Infos sur les auteurs Docteur en sciences économiques, Christine Afriat est spécialiste de la prospective et de l’évolution des métiers et vice-présidente de la société française de prospective.

Docteur en mathématiques et en économie, Jacques Theys a mené une carrière dans l’enseignement (Dauphine, EHESS) et l’administration (Min. Environnement)

Mots-clefs Mutations, transitions, résilience, métamorphose cognitive, prospective, innovation

 

  1. Caractéristiques de l’étude
Partenaires

(auteurs)

12 experts: F. Goux-Baudiment, T. Gaudin, P. Viveret, P. Chabot, D. Christian,

R. Barr, F. Jutand, Y. Blanc, J.C. Lipovac, J.J. Ballan, J.E. Aubert, P. Auroy.

Financement N.P.
Méthode Dires d’experts
Horizon 2030-2100
Echelle Monde

 

  1. Résumé du contenu

Introduction (C. Afriat; J. Theys)

« Nous sommes dans l’âge des transitions » (P. Chabot). De fait, les dynamiques de changement profond sont à l’œuvre dans tous les domaines: environnement, climat, intelligence, démographie, alimentation, économie, ressources… Notre humanité, devenue « globale », risque t-elle de devenir esclave de la technique, et contrainte de plus en plus par les limites de nos ressources? Cette « grande transition » en préparation présente 4 caractéristiques:

  • elle est à l’échelle de notre siècle, même si les racines sont multi-séculaires
  • elle est systémique et globale: toutes les activités humaines sont impliquées
  • son amplitude et sa radicalité vont transformer toutes les dimensions de la nature et de l’anthropo-système: économie, travail, société, politique, éducation, visions de la nature…
  • son actualité et son intensité; d’où responsabilité des décideurs pour les générations futures

Avons nous encore des degrés de liberté face aux dilemmes majeurs qui se posent déjà?

Dans ces débats, la prospective a une responsabilité essentielle: imaginer, évaluer et mettre en discussion des solutions pour s’orienter dans cette Grande Transition

 

 

Partie 1: l’humanité sur le chemin d’une nouvelle naissance

1.1. Qu’est-ce que la grande transition? (F. Goux-Baudiment)

Cette transition a été annoncée par divers penseurs: Sorokin, Capra, Morin… L’homo sapiens est passé au fil des millénaires du « tryer » au « maker« . Le nouveau stade devrait être celui du « sharer« . La place donnée aux relations humaines prendrait une nouvelle importance. Mais ce monde peine à émerger d’un période de fragmentation des composantes fortes du monde: autorité, famille, travail, solidarités traditionnelles… La transition serait celle du passage d’un univers agro-industriel prédateur à un univers déterminé par le numérique, le vivant et nos choix. La période de transition (jusqu’à la fin de ce siècle) est résumé par l’acronyme VUCA: Volatiliy, Uncertainty, Complexity, Ambiguity issu du langage militaire, puis extrapolé au monde politique, économique et sociétal.

La métaphore de la subduction des plaques tectoniques éclaire les turbulences, à-coups, résistances et avancées du passage d’un monde 1.0 traditionnel vers un monde 2.0 caractérisé par la fin de la pénibilité, des inégalités, l’avènement de la bienveillance et de l’hédonisme, le monde des « sharers« .

La question qui cristallise les peurs est celle de l’émergence possible d’une conscience de l’intelligence artificielle. Mais il faudra choisir: « changer ou être changé ».

La réflexion prospective peut conduire au découragement, mais aussi à l’optimisme méthodologique comme celui de Positive Planet (J. Attali) ou d’Economie bleue (G. Pauli)

 

1.2. La grande transition: passage à une phase planétaire de l’humanité (J. Theys)

Les racines de cette transition ont explorées par divers auteurs: dès 1937 par Sorokin, puis par Boulding (1964), Toffler (1980), Harari (2017) et d’autres. Le tournant majeur est celui du passage d’une économie de ressources infinies à une économie « évolutionniste » puis « écologique ». La Terre est finie; elle est un « vaisseau spatial » dont les ressources sont limitées, notion développée par le club de Rome (1972) puis par le Tellus Institute et le Global scenario group.

La grande transition est un saut dans l’inconnu avec un cadre de 3 mondes (6 scénarios possibles)

  • conventionnel: le scénario « de référence » (BAU) et celui de la réforme politique
  • de barbarisation : l’effondrement et le monde forteresse
  • de transition réussie: éco-communautarisme et nouveau paradigme de développement

 

Les forces qui vont dans le sens de cette grande transition sont à l’œuvre: choc géopolitiques, empires inégalitaires, violences incontrôlables, changement climatique plus rapide que prévu…

Mais les scénarios semblent sous-estimer les influences de la technique, notamment via l’émergence possible d’une super-intelligence. Il en ressort 2 angles de vue opposés concernant l’avenir des société humaines: la soutenabilité du monde global ou compétition des puissances via la technique.

 

1.3. La nouvel âge de la technique et de la société (T. Gaudin)

Nous changeons d’écriture: l’audiovisuel prend le pas sur l’écrit! Et les moteurs d’évolution du monde évoluent si vite qu’il s’agit de quasi mutations à l’échelle d’une génération:

– Les matériaux se multiplient conduisant à un hyperchoix sans fin

– L’énergie est plus maîtrisée et efficace; le CC justifiera la limitation des sources fossiles (GES)

– Le vivant est remanié jusqu’à la remise en cause de son sens. On sait que la Vie, c’est sacré, mais on ne sait pas définir la Vie.

– Le temps se contracte, notamment dans la perception des sciences cognitives

Mais l’humanité va t-elle réussir la transition vers la société des enseignements puis de libération?

 

1.4. Donner du sens à la grande transition (P. Viveret)

La grande transition est une métamorphose qui conduit au changement d' »air » (écosystème), d’aire (la planète, village global) et d’ère: passage à une économie « quaternaire » qui bouleverse travail, emploi, ressources et revenus. Mais les capitaux nécessaires pour accompagner cette transition ont été « récupérés » vers les paradis fiscaux et l’accroissement des inégalités. Il est temps de passer « de la logique de travail à celle de l’œuvre » (H. Arendt) et des jobs aux projets créatifs de vie. Les autres ne seront plus alors des rivaux mais des compagnons de route en humanité.

 

 

Partie 2: Choisir plutôt que subir

2.1. Subir ou se réapproprier le futur (J. Theys)

« La transition, c’est le changement désiré » (Pascal Chabot). Mais cela peut être un passage chaotique entre deux états d’équilibre, ou un changement structurel plus ou moins maîtrisé, ou un chemin orienté parce que réfléchi à l’avance et voulu librement, ou enfin une stratégie d’action vers un objectif nécessaire ou souhaitable. Sont à l’œuvre trois tensions entre pôles opposés: continuité – discontinuité, déterminisme et liberté, autonomie – hétéronomie. Les 6 grands domaines impactés: la technologie, l’économie et le travail, l’environnement (dont énergie et climat), la géopolitique, les évolutions socioculturelles et anthropologiques. Mais la dominance de la technologie ne risque t-elle pas d’atomiser l’individu et de marginaliser le politique? Toute prospective est par nature ouverte sur des ruptures, des discontinuités, des mutations, filles d’une liberté irréductible. « Nous ne serons jamais assignés au produit de notre histoire » (J.T. Desanti).

 

2.2. La transition comme nouvel imaginaire du changement (Pascal Chabot)

Toute transition génère du doute, mais celui-ci peut-être source d’imaginaire et de créativité. Il s’agit de faire exister le futur dans la réflexion présente, en se projetant au-delà du bien et du mal et en refusant que les moyens déterminent les finalités. En contrepoint de « l’empire de l’utile », émerge le subtil (=sous la toile) du « rapport à l’être qui privilégie la finesse, le discernement, la sensibilité aux signes ténus mais déterminants ». Une transition équilibrée intègre aussi le collectif afin d’éviter toute représentation abstraite et autocentrée du futur et d’aller vers du progrès désiré et non subi. Les ruptures technologiques, valorisées dans nos sociétés, risquent surtout de fracturer les sociétés entre ceux qui servent la robotique, la numérisation, la financiarisation et ceux qui décrochent.

 

2.3. Penser la résilience (Dominique Christian)

LA question: « La grande transition est choisie par qui et subie par qui? » Est-elle une corne d’abondance sans fin de technologies qui protégera « les forteresses de vieillards contre des hordes de miséreux » ou faut-il parier sur les 4 éléments de la résilience: (a) respect, (b) réseaux, (c) doute et (d) bricolage (Karl Weick). (a) Toute transition ne peut avoir d’issue heureuse qu’à la condition que les humains restent des humains et conservent le sens de l’intérêt collectif et la conviction qu’il existe quelque chose de plus grand que soi. (b) Les réseaux autres qu’utilitaires créent des liens de grande valeur d’amitié et de solidarité. (c) Le doute garde la porte ouverte de la sagesse, en maintenant que la question de la technique n’est pas une question technique. (d) Le bricolage est la « capacité de restaurer du sens à partir des fragments hétéroclites d’une culture effondrée; c’est peut-être de marges de la cité que viendront les savoirs nécessaires au monde futur »

 

 

Partie 3: Quand la société se réinvente

3.1. Vers un nouveau pacte entre la science et la société (Rémi Barré)

La recherche scientifique peut-elle ne fonctionner que mue par la curiosité et sans compte à rendre à la société? Cette double illusion a pu fonctionner dans le passé mais la recherche actuelle se justifie par des valeurs portée par divers décideurs publics ou groupés. Le système scientifique conserve cependant le privilège du « label science ». Ce pacte « faustien » a perdu de sa crédibilité en raison de l’hyper-compétition généralisée entre chercheurs (25.000 revues; 1 million de publications par an). Pour retrouver sa légitimité, le système scientifique doit intégrer tous les acteurs de la société civile par toutes les formes de science « participative » afin que cette coproduction de connaissances, répondant à des attentes justifiées, puisse accompagner une transition choisie plutôt que subie.

 

3.2. La métamorphose cognitive (Francis Jutand)

La ligne de pensée libérale et darwinienne a favorisé l’essor des systèmes techniques en négligeant la réflexion sur les fins. Après les révolutions de l’outil, l’agriculture, l’industrie, la convergence numérique, la 5e métamorphose sera celle de l’intelligence et de la connaissance. Mais ces progrès en accélération, notamment via le numérique, accroissent les risques d’Hubris ou démesure. L’Ubisphère (présence à distance) et la Cybersphère peuvent-elles déboucher vers la Noosphère, espace spirituel de co-évolution humaine? « Pour être plus, il faut s’unir. Pour s’unir, il faut partager; pour partager, il faut une vision » (Teilhard de Chardin). Après la compétition, la consommation, l’empathie sera t-elle la valeur centrale du nouveau projet humain?

 

3.3. Le rapport au savoir dans un monde de transition (Christine Afriat)

« La vérité des savoirs disponibles est temporaire » et soumise à remise en question et critique. Le rapport au savoir est donc en mutation en raison de 3 formes d’obsolescence: la discipline contraignante, la pédagogie magistrale et les savoirs « pré-établis ». La révolution numérique remet en question de savoir exhaustif, absolu, monopolistique de tout magister. Le sujet apprenant a droit au « bricolage » des savoirs, à l’approche « essai-erreur », à la création sans certitude de résultat. Ce processus est fondateur de l’autonomie personnelle et de l’élaboration du jugement critique. En dernier ressort, « L’éducation est l’art de donner un sens à sa vie en trouvant sa place dans la société en développant ses aptitudes pour développer son avenir » (J.J. Ballan)

3.4. La transition institutionnelle (Yannick Blanc)

La matrice « tutélaire » (= regarder, surveiller, protéger) de nos institutions est en mutation. L’ancien emboîtement des mythes, images, rites, institutions « immuables » qui permettait à l’individu de se « référer » à des valeurs qui le dépassent évolue. La dynamique des liens faibles conjoncturels via les réseaux numériques remplace celle des liens institutionnels forts. L’éthique repose désormais sur l’engagement des individus dans une démarche collective et collaborative. La restructuration de la société selon un nouvel ordre éthique pourrait s’organiser selon la finalité formulée par Ricoeur: « vivre bien/avec et pour les autres dans des institutions justes ».

 

3.7. Réinventer un futur commun à l’échelle des territoires (Jean-Christophe Lipovac)

La grande transition a pour socle la prise de conscience de la non-durabilité du système économique dominant. L’exemple de la transformation de la ville industrielle de Grande Synthe (59) en cité modèle de la transition vers un modèle écologique et social durable (dès les années 1970) montre que cette « utopie » est réalisable: intégration de la nature dans la ville, réduction des GES, priorité au vélo et aux transports en commun, maraîchage bio urbain pour une « ville nourricière », pédagogie de la maternelle à la mairie, implication de tous les acteurs dans la construction et la projection d’une identité collective positive. La recette: Imaginer, montrer, expliquer, faire ensemble.

 

 

Partie 4: agir pour un monde en transition

4.1. La simplexité (Jean-Jacques Ballan)

Il s’agit « d’une clef pour comprendre, un outil pour anticiper et une aide pour décider ». Les règles sont simples: (1) Distinguer le contenu, le contexte, le contenant; (2) Hiérarchiser les faits et les idées; (3) Mobiliser les mécanismes mémorisés; (4) Intégrer les-sous ensembles sans entrer dans les détails.

Cet outil d’aide à la décision exige d’approfondir le jeu des acteurs, de rechercher des solutions innovantes, de développer le goût de l’action et de l’efficacité, et de mobiliser l’intelligence collective. C’est une « spirale systémique » dont le cœur de l’ambition est de garder l’humain dans tout projet.

 

4.2. L’empathie (Jean-Eric Aubert)

Il s’agit d’une faculté essentielle de l’activité humaine (et animale), fondement moral des sociétés (de Waal, 2011). Le moteur est la mise en résonance affective au plan des émotions, de l’intelligence et de l’intérêt du groupe. Il existe des freins et des déviations: l’individualisme, la compétition, la monétarisation de tout, la manipulation, le populisme, la séduction mercantile… Mais la durabilité de notre planète passe par « l’empathie avec la nature comme avec l’humain » (Gaudin). Les chantiers sont vastes, et urgents mais des signes positifs sont déjà perceptibles via l’école, l’entreprise, les solidarités lors de catastrophes, la politique (ex: Mandela) et les valeurs, y compris les valeurs spirituelles (ex: encyclique Laudato Si, 2015).

 

4.3. La société organique (Patricia Auroy)

Nous sommes dans une période d’effervescence, comparable à celle de la Renaissance. La clef d’une transition réussie n’est-elle pas dans cette question: « Et si l’économie cessait d’exploiter le vivant pour s’accorder à lui? » (I. Delanoy, 2017). Il s’agit de passer à une société « organique » fondée sur l’engagement de chacun pour le bien commun, un management visant le résultat et l’épanouissement du groupe, la création de lieux d’intelligence collective et une gouvernance impliquant tous les acteurs. Utopie? Elle est surtout une opportunité d’un vivre ensemble harmonieux où les complémentarités compteraient plus que les menaces ou la compétition.

 

4.4. Repenser la prospective (Jean-Eric Aubert)

L’humanité est embarquée dans la grande transition, évolution accélérée qui exige une adaptation générale des choix et des comportements. Il faut renverser la perspective des fins et des moyens en commençant par l’ouverture des boites noires que sont la technique et le progrès. Cette révolution mentale s’appuie au plan cognitif sur la notion de simplexité, au plan affectif, sur l’empathie et au plan socio-économique sur l’évolution vers une société organique, proche des mécanismes du vivant, qui ne connaît pas la tentation de la démesure. Pour être entendue, la prospective doit se rapprocher de la société, impliquer la formation académique, les organes de l’Etat, les entreprises en donnant à tous le souci du long terme. Philosophie de l’action, la prospective doit devenir un outil partagé de conduite du changement, au-delà d’une démarche d’anticipation.

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