Par Christine Afriat, Vice-présidente de la Société française de prospective jusqu’au 13 septembre 2024

Changement climatique, catastrophes naturelles d’ampleur sans précédent, révolution numérique, pression démographique, basculement géopolitique, pandémie s’invitent avec régularité dans notre quotidien et le transforment. La gouvernance se trouve mise à l’épreuve par ses ruptures et les changements rapides qu’elles entraînent. Il ne s’agit pas là de turbulences passagères dans un schéma paisible de « transition » mais la certitude de ruptures nombreuses et brutales avec le passé. Certaines d’entre elles sont sûres, d’autres incertaines, d’autres imprévisibles. Face aux défis et aux ruptures à venir, comment pourraient évoluer les modes de gouvernance des entreprises, des territoires, des instances internationales ?

Le premier niveau étudié était l’entreprise qui se trouve tiraillée entre des exigences de performance, notamment, et souvent principalement, de performance financière et une demande sociétale de plus de justice et de responsabilité sociale. L’entreprise se trouve prise dans un conflit de plusieurs légitimités qui impose une réinvention de sa gouvernance de manière à conserver l’engagement de ses parties prenantes. Dominique Bailly, Président d’Human & Co, évoque deux voies possibles de réforme : une évolution des facteurs structurels ou par l’action volontaire des acteurs.  Cette évolution est rendue possible par une prise de conscience de la crise climatique du fait que ses effets deviennent insupportables et une pression citoyenne à l’échelle mondiale. Marie Hélène Caillol, Présidente du Laboratoire Européen d’Anticipation Politique, met en avant le concept de l’entreprise-Etat. C’est en quelque sorte un mini-état qui dispose de fonctions presque régaliennes : politique internationale, cyberprotection et espionnage, learning permanent, veille stratégique et intelligence économique, coopération diplomatique, voire la création de monnaie (Libra de Facebook par exemple).

Pour nos deux intervenants, les entreprises sont capables de repenser leur mode de gouvernance. Marie-Hélène Caillol ne croît pas à la capacité de la société civile de réformer le monde. Quant à Dominique Bailly, il met l’accent sur l’importance d’une construction sociale et humaine reposant sur l’intelligence stratégique du fait d’initiatives volontaires des acteurs.

Le deuxième niveau était le territoire. Henri Jacot, administrateur de la SFdP rappelle que cette session a comme objectif de mettre les enjeux et les modalités de gouvernance au cœur de l’analyse et de l’action en vue de la transformation systémique qui s’impose à l’échelle des territoires. Cette table-ronde s’appuie sur les premiers résultats de l’exercice de prospective « Les territoires au cœur de la transition écologique et sociétale » en cours.  Pour Denis Dhyvert, administrateur de la SFdP, les territoires constituent bien un espace pertinent de réflexion car les acteurs y sont enracinés. Ils sont au croisement concret de tous les changements et ils sont à la bonne échelle pour agir ou réagir, réfléchir, anticiper, débattre, rassembler. Pour cela, il faut privilégier le concept d’alliance à celui de partenariat. Plus que les règles elles-mêmes, c’est leur interprétation, leur appropriation et la façon de les mettre en œuvre qui importent, que ces règles soient techniques, juridiques ou éthiques. Mélanie Jeanneret, responsable du CEC Provence, précise que la convention des entreprises sur le climat a pour mission de placer les entreprises au cœur de la transition écologique. Il s’agit de mobiliser les dirigeants pour faire émerger collectivement de nouveaux modèles économiques soutenables et respectueux du vivant. Pour cela, il faut mobiliser une pédagogie qui consiste à réconcilier l’intellect et le cœur des décideurs pour se mettre en mouvement : tête (comprendre, apprendre), cœur (ressentir, lâcher prise), corps (volonté d’agir, mise en action). Enfin Henri Fraisse, Président cofondateur de l’association FIDAREC, insiste sur la nécessaire prise de conscience que l’environnemental est lié au social. Il fait référence aux « communs d’infrastructures et d’action » au sein de bio-régions qui prennent en compte les enjeux d’anticipation des risques et de gestion des crises (pandémie, sécurité alimentaire et énergétique, pollution des nappes…).

Ces interventions mettent bien en évidence que la culture des interactions et des alliances est essentielle pour une gouvernance repensée. La clef de l’efficacité est la convergence des initiatives, quelle que soit la nature des acteurs.

Un monde à géométrie variable était le denier niveau appréhendé. Pour Philippe Clerc, administrateur de la SFdP, si un gouvernement mondial n’est pas envisageable, il est vital de réfléchir au type de gouvernance pour l’avenir afin d’éviter une plus grande désorganisation et fragmentation du monde. Comment sortir des poly-crises, des guerres de l’intelligence s’interroge-t-il ? Tsiporah Fried, Conseillère Stratégie et Innovation auprès du Major Général des Armées, précise que la notion de rupture de gouvernance est importante du fait que le monde se recompose rapidement. Le multilatéralisme et son pouvoir de régulation est affaiblit, l’influence américaine est en retrait, la Chine joue la carte des routes de la soie et de la digitalisation, la Russie joue les cartes de la puissance. L’Occident n’est plus en position de « régler » les conflits régionaux, le changement climatique, le terrorisme… car ce sont des enjeux transversaux. Il faut donc reconstruire une gouvernance mondialisée en donnant une reconnaissance aux démocraties sans entrer dans une guerre des civilisations. Pour cela, il y a des nombreux outils à mobiliser : La diplomatie, les dynamiques d’influence via, aussi, les opinions publiques des démocraties. Enfin, la dissuasion non nucléaire, c’est-à-dire la capacité à opérer un changement politique chez l’adversaire. Mais cela demande du temps, de la volonté de dialogue, des visions convergentes a minima. C’est un chantier de long terme, vital pour la planète. Emmanuel Dupuy, Président de l’institut prospective et Sécurité en Europe, note que nous sommes dans l’ère de la désoccidentalisation du monde. Il manque un Kubitschek (président visionnaire du Brésil ; fondateur de Brasilia) pour penser le long terme. Il faut penser en multi-alignement même si le duopole Chine-USA est apparu au 21e s. L’Etat doit retrouver sa légitimité et partant, l’ONU. Il faut un partenariat fort et lucide avec les Chinois, même si nous devons nous réarmer sur tous les plans, y compris au plan économique. Pierre-Jean Gire, Ambassadeur de la Fondation Pontificale, déplore que l’économie sacrifie trop l’humain à la finance, aux intérêts de court terme.

Au final, la communauté mondiale, composée d’innombrables acteurs, doit relever les enjeux du changement climatique, des conflits qui éclatent ici et là, du basculement géopolitique avec le recul de l’Occident et la montée du « Sud Global ». De nouvelles formes de régulation sont à inventer tout en ayant à l’esprit que les ruptures constatées remettent en avant la notion de valeurs fondamentales.

Enfin, comprenant mieux les questions de gouvernance posées à ces différents niveaux et les limites des réponses qui y sont apportées, la dernière session portait sur le rôle de l’État-nation pour en discerner les missions incontournables et les conditions dans lesquelles il peut et doit les remplir. Alain Petitjean, administrateur de la SFdP, ouvre ces échanges par le constat que le pouvoir est devenu polymorphe et est de plus en plus partagé, contesté, dépassé (puissance économique des oligopoles multinationaux. Reste-il un avenir à l’Etat s’interroge-t-il ? Yannick Blanc, Président de Futuribles International, note que les nations restent les arènes des débats politiques et des décisions importantes en matière de politique étrangère ou de grands choix budgétaires. Le rétablissement de l’Etat ne passe pas par des discours « performatifs » (ex : réduire le millefeuille administratif) car cela se réduit à de la non-action dont on voit les effets : changement climatique (par procrastination), déclin des politiques de santé (pourtant une des priorités des citoyens…). On voit les écarts entre la responsabilité politique globale (Ministères, grands budgets…), le pilotage technocratique (normes) et les projets locaux territoriaux (adaptation sur le terrain). Il est temps de revenir à la cohérence des actions de tous les acteurs. Sans mobilisation des acteurs publics et de la société civile, l’Etat de demain est difficilement envisageable. Il faut une capacité d’action à la fois horizontale et verticale. Françoise Roure, Présidente de la commission d’éthique de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, s’interroge sur les organisations qui pourraient à l’avenir répondre à ces évolutions. L’État-nation n’a pas toujours existé et il peut mourir. A l’horizon 2050, peut-on encore parler d’Etat nation s’interroge-t-elle ? Cela ne va pas de soi : l’homogénéité ethnique et culturelle est en recul, l’Etat centralisé et unifié a vu ses fonctions prendre moins d’importance au profit de l’exécutif européen, diplomatie française remplacée par celle de l’Union Européenne, débat sur les frontières (Calédonie, Occitanie, Sarre-Lorraine-Luxembourg ou l’Alsace aujourd’hui…), langues, intérêts vitaux (liberté, égalité, fraternité). L’Eta-nation a de fait accéléré sa mise à distance de sa nation. Un Etat sans nation pourrait-il aller vers des Régions-nations qui seraient compatibles avec un projet d’Etat fédéral à construire à partir de l’Union Européenne ?

Jean-Eric Aubert, Président de la SFdP, en conclusion de cette session et de la journée, note qu’on est bien devant une crise de la gouvernance. En reprenant la métaphore du gouvernail gouvernance, il indique qu’il faut barrer peu, rarement et en douceur, même dans la tempête. Pour cela, il faut s’inspirer du vivant. Comment faire ? Dans la théorie des systèmes complexes, il n’y a pas de leadership mais une direction collective basée sur un noyau de confiance sur peu d’objectifs, mais bien choisis. Appliquer ensuite des principes simples : hiérarchie des priorités, subsidiarité, information transparente et régulée, innovation y compris dans la gouvernance, qui pourrait aller jusqu’à la métamorphose.

Le papillon doit survivre à la phase de la chrysalide.

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